Conventions, résignation et renaissance

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Un roman de la maturité dans lequel Yvette Z’Graggen dresse le portrait d’une femme comme une autre.Ou pas? Héroïne qui s’ignore, femme invisible sublimée par un amour inattendu, Cornelia s’éveille. Pour le plus grand plaisir des yeux.

Passer à travers les journées sans trop y réfléchir, accepter de se « faire quitter » par un mari qu’on a subi plutôt qu’aimé, se contenter de la compagnie de deux oiseaux en cage et d’un travail de secrétaire, Cornelia vit sans désir.
Puis resurgit cette amie, la seule, Francesca, à l’avoir prévenue, jadis, qu’il n’était pas encore venu, à vingt ans, le temps du mariage et qu’elle ferait mieux d’attendre avant de se jeter dans les bras de ce Guillaume et de se laisser glisser la bague au doigt. Mais Cornelia s’était entêtée et la voilà, des années plus tard, divorcée, les enfants partis, bien obligée de reconnaître que c’était Francesca qui avait raison. Alors il faut aller à Rome, puisqu’elle l’appelle à son chevet moribond, revoir l’amie clairvoyante, renouer avec cette époque de sa vie où elles vibraient ensemble, avant que la mort ne les fauche.

Dans l’avion qui les mène à Rome, elle rencontre Peter. Ou plutôt, c’est Peter qui la rencontre, car Cornelia ne sait que se laisser guider, elle qui n’a jamais songé à entreprendre. Il la voiture jusqu’à son hôtel, l’invite à diner, l’embrasse dans une ruelle. Ils se reverront à Genève, lorsqu’il en décidera ainsi.

À armes inégales
Car cette liaison qui démarre comme un feu de grange a tout du déséquilibre : il est marié, elle se prétend veuve, il a deux filles, elle a effacé ses enfants de sa mémoire, il impose le rythme de leurs rencontres, elle attend. Petit à petit, Cornelia se métamorphose, se met à nu, ose. Au travail, ses collègues s’interrogent : « Qu’a-t-elle donc, notre Cornette ? ».
Bien qu’inexpérimentée, Cornelia pressent qu’elle joue à un jeu qu’elle ne peut que perdre. Il faut simplement que cela dure le plus longtemps possible, cette incomparable ivresse. Il ne faut pas s’aimer trop, lui assène Peter qui, lui aussi, sent combien l’amour nous arrache aux réalités quotidiennes et nous oblige, tôt ou tard, à trancher.

Tout en nuances
Yvette Z’Graggen, haute voix de la littérature romande, invente pour le coup un narrateur observateur qui s’efforce de démêler les émotions des uns et des autres, d’en saisir les nuances. Comme souvent chez cette auteure, c’est sur la femme qu’elle s’arrête, n’hésitant pas à montrer sa complicité et sa tendresse pour ce personnage écorché et à l’accompagner dans sa chute.
Combien il y a-t-il de Z’Graggen dans Cornelia ? Peu importe, finalement. Le cœur de l’homme demeure un mystère pour la femme, Peter pour Cornelia, et l’écriture seule permet de lever un coin du voile sur une histoire d’amour pas si banale. (sbr)

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Écrire là où ça fait mal

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Comment entendre « Lampedusa » sans ressentir un malaise, du chagrin, de la honte peut-être ? Comme Maylis de Kerangal, qui prend le temps, avec À ce stade de la nuit, de s’arrêter pour chercher les mots.

On commence par un pont (Naissance d’un pont, prix Médicis 2010), on passe par une transplantation cardiaque (Réparer les vivants, Grand prix RTL, Prix France-Culture/Télérama 2014) et on se retrouve, presque naturellement, à s’interroger sur une des plus douloureuses actualités de notre temps : cette crise migratoire qui déverse ces cadavres dans une Méditerranée transformée en morgue. Comment entendre « Lampedusa » sans ressentir un malaise, du chagrin, de la honte peut-être ? Un nom qui ne signifiait rien d’autre qu’un point géographique quelque part au sud-ouest de la Sicile et qui doit désormais sa célébrité à sa position d’île formidable, à mi-chemin entre le continent que l’on veut fuir et celui qui promet sans donner. Un nom qui résonne comme une litanie que les plus sensibles d’entre nous aimeraient ne plus entendre. Comme Maylis de Kerangal, qui prend le temps, une fois encore, de s’arrêter pour chercher les mots. Des mots pour dire ce qui fait mal, sans tomber dans la mièvrerie bien-pensante des gens qui condamnent – mais cautionnent.

Du Guépard au Swimmer de Burt Lancaster
Comment procède-t-elle, de Kerangal ? Simple, ou presque. Sa narratrice est assise dans sa cuisine, il est tard, elle écoute la radio et entend, encore une fois, ce qui se passe là-bas, tout près, si loin. 350 naufragés, une barque pleine, un incendie, des enfants, des femmes enceintes, des dizaines de jeunes en quête. Ses pensées vagabondent, elle tisse des liens entre Le Guépard, un film qui, lui aussi, comme Lampedusa montrait les splendeurs et décadences de sociétés à la dérive. Puis elle suit cet acteur puissant, Burt Lancaster, dans sa traversée improbable des piscines de ses voisins : « Je veux rentrer chez moi en nageant », assène-t-il à qui veut l’entendre dans le Swimmer. Il faut avoir vu ces films pour délier la pensée de cette femme qui fait du faste « filmé comme un naufrage » chez Luchino Visconti puis de l’eau chlorée des nantis chez Frank Perry un fil rouge qui la ramène sans cesse à cette île : Lam-pe-du-sa. Certes, son fil est personnel, tissé de souvenirs. Mais ne faisons-nous pas tous cela ; ramener les tragédies des autres à celles qui jalonnent notre existence ?

Un texte incisif, qui se joue des frontières, qui ne montre qu’un regard, et qui a la force, précisément, de nous immerger dans cette vision incarnée d’une narratrice finalement quelconque. Pour un peu, on se croirait assis là dans cette cuisine, une tasse de café à la main, à se demander si ce monde est bien celui que nous avons choisi pour vivre. (sbr)

À ce stade de la nuit, Maylis de Kerangal, éd. Verticales / minimales, 75 p.

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Nu comme le Christ en croix

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Capable du meilleur (Montedidio) comme du pire (Histoire d’Irène), Erri De Luca livre ici un texte d’une poignante poésie, d’une solidarité vraie et d’un amour profond de l’altérité.

Qu’est-ce donc que cette « nature » annoncée par le titre ? La nature, c’est bien sûr la nudité, celle des hommes et des femmes, celle que l’on s’entête à dissimuler dès que l’on entre en société. La nature, c’est aussi le sexe du Christ que des artistes tels Le Greco et Delacroix ont pris l’habitude de recouvrir d’une étoffe chaste afin de ne pas heurter l’Eglise. Nul besoin d’être expert en théologie pour imaginer les raisons de cette pudeur : le fils de Dieu exposant sa partie la plus intime, encore moins post mortem. Toutes ces femmes pieuses, adulant les statues d’un Christ au corps athlétique, concrètement charnel… impensable.
Ainsi, lorsque le curé d’une église voisine, sur ordre de sa hiérarchie, se met en quête d’un artisan capable de restituer à une œuvre majeure son aspect premier (le sculpteur pris de remords avait rajouté un voile sur l’intimité du Christ a posteriori et dans un matériau différent), on sent souffler un vent de saine hérésie.

L’introspection au service du sublime
Celui qui va s’attaquer à cette tâche délicate s’il en est, c’est le narrateur de ce récit étrange, un sexagénaire dont le nom restera un silence. Il y raconte son parcours chaotique, des montagnes de chez lui où il aide des migrants à traverser la frontière moyennant un sourire, jusqu’à la ville, un lieu où les solitudes se partagent à la table d’une pension pour pauvres ou dans un lit de fortune. Il évoque aussi ses interrogations tout au long du processus de restitution de la nudité originelle à cette statue dont il faut apprivoiser le grain, les courbes, la réactivité. Enfin, et ce sont là peut-être les plus belles pages, il s’interroge sur son rapport au sacré, lui qui se retrouve pris entre son agnosticisme et cette religieuse beauté.

L’écrivain engagé dans la sérénité
Capable du meilleur (Montedidio) comme du pire (Histoire d’Irène), Erri De Luca livre ici un texte d’une poignante poésie. On y retrouve des thèmes chers à sa littérature, son engagement pour une solidarité vraie, un amour profond de l’altérité, le tout dépourvu de gnangnantise. Certes, il défend des causes, mais il le fait avec la sérénité d’un homme qui n’a plus rien à prouver à quiconque, un artiste au sommet de son art. (sbr)

La nature exposée, Erri De Luca, éd. Gallimard / du Monde entier, 166 p.

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Bouysse ou le roman rural à suspense

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Sans enquête à se mettre sous la dent ni meurtrier à pister, Grossir le ciel nous mène par le bout du nez sur des chemins de campagne aux profonds secrets.

Un peu cabossé par une enfance où la douceur a manqué, Gus vit désormais en solitaire dans un coin des Cévennes. Les parents sont décédés, il a reprit la ferme à son compte et le boulot ne manque pas. En lieu et place d’une épouse, c’est avec un chien qu’il partage son isolement, même si, de temps en temps, il pousse jusqu’à la ferme d’Abel, son voisin, pour y boire un verre de rouge. Les deux hommes échangent quelques outils, parfois une histoire, rarement de l’intime.
Lorsque Gus, affecté par la mort de l’Abbé Pierre et les préparatifs pour son enterrement, essaie de s’en ouvrir à Abel, les tensions se cristallisent. Allez savoir pourquoi, le voisin est devenu étrange, méfiant et même un peu revêche, ce qui donne du fil à retordre à Gus qui s’enfonce dans les pensées sombres tandis que l’hiver s’installe. Plus question de causer au coin du feu, désormais, c’est chacun pour soi.
Comme souvent dans les coins reculés, la campagne couve des secrets dont certains, que l’on croyait enterrés à jamais, se plaisent à ressurgir au gré des saisons. On voit apparaître dans la brume un banquier sans scrupules, des chrétiens prosélytes, des promoteurs aux dents longues, autant de figures improbables qui déstabilisent le train-train de Gus.
Et c’est là que brille le talent de Bouysse, capable de nous faire partager le quotidien pas folichon des paysans d’autrefois – ceux qui font encore tout à la main et ne raisonnent pas en termes de profit – de même que leurs angoisses. C’est ainsi que la tension monte, insidieusement, menée par une langue précise qui s’attarde sur les atmosphères. Pas de meurtrier à pister, pas d’enquête à mener, et pourtant on en ressort tout chose, comme si on venait de se lever de table après avoir entendu une drôle d’histoire qui nous laisse pantois. (sbr)

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Grossir le ciel, de Frank Bouysse, La Manufacture de Livres + Le Livre de Poche, 240 p.

Dernière montée au Ventoux

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En racontant l’histoire d’une bande de potes sur les flancs du Mt-Chauve, Wagendorp fait se rencontrer vélo et poésie. Une belle étape littéraire.

Surgissant de nulle part au milieu des champs de lavande, le mont Ventoux, mont chauve pour les initiés, a tout d’un géant. Imprévisible, ardu, boisé ou pelé, pas un cycliste qui ne frémisse à l’idée de gravir ses flancs.
Dans son roman, Wagendorp met en scène ces désirs, multiples et protéiformes, d’un groupe de garçons dans le vent – et d’une fille – pris d’amour pour cette grimpette mythique.
Un été au camping
Partant d’une photo prise il y a une trentaine d’années au camping de Bédoin, Bart, désormais cinquantenaire, se met en tête de réunir les amis de l’été 82, celui qui les avait menés au sommet avant de les séparer de façon tragique. Tous épris de la même femme, Laura, ils avaient décidé de mettre les vélos dans le bus de David pour tenter l’aventure. Même le poète, Peter, s’était laissé prendre au défi, persuadé qu’il pondrait une fois arrivé au sommet une sorte de poème ultime et musical.
Or, comme chacun sait, l’ascension, pour difficile qu’elle soit, ne présente que peu de danger en regard de la descente, périlleuse tant pour le matériel que pour les mollets fatigués par la montée où on a tout donné.
On the road (à vélo)
En bon narrateur, Wagendorf travaille la tension dramatique et distille au compte goutte les révélations sur ce qui s’est réellement passé ce jour-là en Provence. Parsemant son récit de bons mots et d’anecdotes sur les travers des cyclistes, c’est avec délectation qu’on se laisse emmener sur le chemin de pèlerinage qui unira à nouveau la bande de grandes gueules de l’époque, le temps d’une dernière montée. (sbr)

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Ventoux, Bert Wagendorp, éditions Galaade, traduit du néerlandais, 309 p.

Et au milieu… repose une jeune fille

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Une enfant pas farouche se noie dans la Tamassee, rivière sauvage à la frontière entre la Géorgie et la Caroline du Sud. Qui la repêchera ?

A l’exception des deux premières pages qui racontent la noyade du point de vue de la jeune fille, le reste de l’histoire passe par le prisme de Maggie, une photographe reporter qui a quitté la région sans jamais parvenir à briser le lien qui l’unit à cette terre. Dépêchée sur place avec un journaliste expérimenté afin de couvrir le drame, elle découvre rapidement que les enjeux sont multiples, et d’une inextricable complexité pour celui qui ne connait pas les fonctionnements des habitants du coin.
Ruth Kowalsky, douze ans, ne s’est pas seulement laissée séduire par les eaux vives de la Tamassee, elle en est également restée prisonnière. Les plongeurs ont beau s’acharner à repêcher son corps, les jours passent et rien n’y fait. La famille désespère, les médias débarquent avec leurs caméras, les trafics d’influence se mettent en place afin de trouver un moyen de donner une sépulture à la petite. Et puisque le père est aussi argenté que respecté, il en appelle à une entreprise spécialisée dans les barrages mobiles.
La Tamasse, torrent d’émotions
Une solution qui pourrait convaincre, si ce n’était le label « rivière sauvage » obtenu par la Tamassee il y a peu et qui lui confère un statut d’intouchable. Le débat s’oriente alors entre des écologistes militants opposés à la structure éphémère, des émotifs qui revendiquent le droit au deuil et quelques indécis. Le tout se discute en assemblées générales houleuses sous l’œil de Maggie, dont l’appareil photo saisit l’indicible. Une ride, une larme, une cassure.
La force de Ron Rash réside dans son aptitude à nous dépeindre la rivière comme un être volontaire que la rhétorique laisse froide. Témoin des douleurs des uns et des autres, la Tamassee accompagne parfois les discours, pour mieux les briser ensuite. Elle demeure sauvage, au sens le plus vrai du terme, insensible aux fantômes qui planent sur son lit. Belle et rebelle.
Les personnages, loin d’être manichéens, sont dépeints avec toutes leurs contradictions, laissant au lecteur le soin de choisir son camp. Un texte subtil, profond, bien au-delà d’un militantisme écologiste aveugle qui montre et démontre avec intelligence combien les apparences peuvent tromper. (sbr)

9782021109849FS

 

 

 

 

Le chant de la Tamassee, Ron Rash, Ed. du Seuil, 234 p.

Les miscellanées culinaires de Gaudry & ses amis

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Conçu comme une bible gastronomique à la fois loufoque et référencée, ce méga-livre de cuisine est LE bouquin à acheter en ce début d’année.

Pour ceux d’entre vous qui aiment cuisiner en écoutant la radio, nul besoin de présenter cette émission dominicale de France Inter. Chaque semaine après la messe (de onze heures à midi), François-Régis Gaudry dresse le couvert et invite quelque expert du baba au rhum, de l’escargot de Bourgogne, du vin nature d’un village reculé. Autour du chef, son équipe d’amis cause ripailles, discute température de cuisson, compare les textures et y va de ses astuces perso pour aménager un repas digne d’un feu d’artifice.
Bébé né de la collaboration de dizaines de fadas de la bonne chère, leur livre de cuisine est un ovni à lire confortablement attablé. Son format généreux, son poids conséquent obligent le lecteur-cuistot à se poser pour feuilleter des centaines de pages fascinantes allant de l’histoire de la madeleine de Proust à la ratatouille ambitieuse exigeant le confitage individuel de chaque légume avant le mariage final. On profite des vrais conseils de grands chefs qui se sont prêtés au jeu avec un bonheur palpable, on choisit une recette, on file au marché et c’est parti !
Malbouffe et tégestophiles
Non contente de nous livrer des secrets d’Etat, l’équipe rédactionnelle – qui aime autant rire que manger – parsème son ouvrage de rubriques iconoclastes avec par exemple un hit parade de la malbouffe, l’échelle de la puanteur pour les fromages à conserver au garage, un listing de collectionneurs atypiques (les puxisardinophiles, les tégéstophiles…), une cartographie des pâtés en croûte de la République et, surtout, les meilleures adresses pour manger une vraie pizza à Naples ou une baguette à Paris.
Après ça, non seulement vous deviendrez incollable en cuisine, mais vous risquez bien de ranger tous vos autres livres au placard. Pour vous faire une idée, allez-donc guigner ces quelques extraits : http://www.franceinter.fr/evenement-on-va-deguster-le-livre-extraits
Le tout sans chichis, complètement accessible et ludique. (sbr)

On va déguster, François-Régis Gaudry et ses amis, Ed. Marabout, 336 p. (www.marabout.com)
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Homo (su)homini lupus est

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Obéir, ou pas. Quand la guerre civile hante la Finlande, surgissent les fantômes. Au royaume scandinave, Leena Lander is coming.

Souvent reléguée aux confins du Nord, la guerre civile qui opposa les citoyens « rouges » aux « blancs » durant l’année 1918 reste un événement plutôt méconnu chez nous. Sans entrer dans les détails historiques finalement assez aisés à saisir, Leena Lander s’attache davantage à mettre en scène trois personnages, trois egos torturés par des fautes à expier.
Déplacée dans une clinique d’aliénés transformée en tribunal militaire, Miina, jeune femme accusée de désertion, se retrouve face au juge Hallenberg, écrivain juriste recyclé pour les besoins de la cause. Le soldat qui l’a amenée ici, un jäger (chasseur de la Garde Blanche) vient de passer huit jours sur une île, seul avec elle. Intrigué par leur histoire, Hallenberg s’évertue à leur faire cracher le morceau, persuadé qu’ils ont connu lors de leur naufrage des intimités interdites entre ennemis. D’un simple interrogatoire pro forma, découvrir leur vérité deviendra une obsession.
S’enfermant instinctivement dans un mutisme manipulateur, Miina s’affame, Miina vent ses charmes, Miina affabule à tout va pour sauver sa peau. Harjula, le jäger, hanté par ses propres infamies, ne sait sur quel pied danser. Quant au juge, c’est dans le vin rouge qu’il puise la force de signer les condamnations à mort, en attendant les confessions de cette femme troublante. Trois loups d’une même meute en chasse de la proie qui fera de lui un chef.
Un roman à la fois envoûtant et intimiste, qui, à l’instar de ses héros, jongle entre les formes. Par bonheur, la tension est maintenue jusqu’au bout, nous rappelant que dans la littérature comme dans la vie, nul n’est réellement maître de son destin. (sbr)

Obéir, Leena Lander, Ed. Actes Sud, 360 p. (www.actes-sud.fr)
9782742762736FS

André Bucher, marcheur des bois

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Dans un livre où la nature est partout présente, il nous livre un récit intimiste, épique et romantique, où la survie tient à peu de mots.

Il y a quelques années, dans une lointaine version papier du Syllabus, on avait chroniqué le premier livre publié d’André Bucher chez Sabine Wespieser : Le Pays qui vient de loin. Une grosse baffe à l’époque, et un amour immédiat pour cette vallée du Jabron, nichée près de Sisteron, hors du monde, mais tout son monde à lui. Depuis, on était parti sur d’autres coteaux, d’autres alpages, qui nous ont fait découvrir le Jura de Jean-Pierre Rochat, les Grisons d’Arno Camenisch, la vallée de l’Hongrin de Blaise Hofmann…
Retour à la nature
Sur un mode Walden / Thoreau, on aime se frotter à cette littérature de la nature où le langage des oiseaux vient se superposer aux mille et une essences végétales, où les rondeurs minérales viennent gêner le lent écoulement du ruisseau dans le calme d’un champ brouté par un troupeau de meuglantes à lait. Où l’homme doit faire face à la nature et aux épreuves qu’elle lui impose.
Sis au pays de Giono, Alpes-de-Haute-Provence, André Bucher écrit comme il travaille. Avec précision et une certaine économie de l’effort, préfèrant le mot juste aux belles paroles / aux gestes superflus, qu’il s’agisse de bucheronner, de déblayer ou de siphonner un conduit gelé. Son bagage textuel et sémantique le rapprocherait ainsi des Eskimaus qui possèdent une bonne vingtaine de mots pour décrire les différentes nuances du blanc les entourant et que lui semble utiliser toujours à bon escient.
De Mireille à Muriel
Dans cette réédition en poche, David déneige le ciel comme d’autres pelletent les nuages. Collecteur de petits riens, compilateur du quotidien, catalogueur d’humeurs météorologiques. Depuis la mort de sa femme Mireille, il s’est rapproché de Muriel. Depuis la disparition de Martine, fille d’icelle, il a perdu la trace de la sienne, descendue à la ville. Alors quand Antoine, son « fils de rechange » lui annonce sa venue pour la veille de Noël et que le temps se gâte, il part à sa rencontre. Coincé entre le blizzard et les hallucinations bizarres, il remonte le fil de sa vie, croise les copains du quotidien, ressasse les erreurs du passé, peine à se projeter vers l’avenir… mais toujours il avance. Solide sur ses jambes, fort dans sa tête. C’est une histoire de vie que Bucher nous raconte là, version masculine d’Un cœur simple, mâtiné d’une bonne dose de romantisme au coin du feu et d’aventures aussi épiques que celles tombées d’un canard de montagne. En choisissant de se dérouler sur une journée et une nuit d’hiver, ce livre contient une année d’existence dans chacune de ses pages. Ce qui, malgré sa relative maigreur, donne une vie bien remplie. De celles qui font grandir une fois le livre refermé. (mp)

Déneiger le ciel, André Bucher, Sabine Wespieser Editeur, 146 p. (www.swediteur.com)

9782848051970FS

De l’utopie à la dystopie

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A la veille de la COP21, un ouvrage essentiel. Ou comment le nourrir tout le monde à tout prix se transforme en empoisonnement collectif.

Qui dit « dystopie » invoque en principe les univers noirs de la littérature d’anticipation selon Orwell et Huxley, ou encore le petit monde étriqué de Kafka. Cette plongée dans l’absurde, bien que fictionnelle, et qui fichait déjà la chair de poule, trouve avec ce travail de photographies d’Alexa Brunet et de Patrick Herman, une réinterprétation de l’absurde aussi cocasse que désolante. Mélangeant fiction et réalité, le duo photographe/journaliste se donne pour mission de nous montrer, au travers de mises en scène anticipatives, les dérives de l’agriculture invasive telle qu’elle est pratiquée en France à ce jour. Car face au constat que la société d’ultraconsumérisme interdit l’accès au bonheur en nous faisant manger et respirer de la merde, il est malaisé de rester de marbre.
Un jeu de miroirs photographique
Se prenant au jeu des miroirs, le texte couplé à l’image explique ainsi l’événement historique à l’origine du cliché. Exemple de ce qui aurait pu n’être qu’un fait divers: En mai 2014, dans le nord de la Gironde, l’épandage aérien de pesticides a causé l’intoxication d’une maîtresse d’école et de ses 23 élèves. Résultat : suspension juridique des autorisations d’épandages, puis plaintes des exploitants agricoles, puis dérogations à la suspension, puis retour à la case départ… pas difficile à saisir. La photographie qui illustre l’événement, la voici :

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Là aussi, pas difficile à saisir. On n’a qu’une envie : aller vivre ailleurs. La photographie de Brunet, qui renvoit une fausse impression de sérénité grâce à des couleurs savamment contrastées, nous force pourtant à y regarder de plus près. Car c’est bien nous, chalands fidèles aux fraises hors-saison, qui contribuons par nos caprices à la mutation de notre planète en cauchemar.
Sous la plume journalistique d’Herman, rien n’est épargné non plus : des OGM à l’érosion des sols en passant par les pesticides et la pullulation des algues côtières, sans oublier les conditions de vie des cochons en contraste avec l’avancée des technologies irrespectueuses des cycles naturels, chacun y prend pour son grade. Et cette vraie question : si la faim gagne dans le monde, n’est-ce pas que notre modèle agro-alimentaire est en bout de course? (sbr)

Dystopia, Alexa Brunet (photographies) & Patrick Herman (textes), Ed. Le Bec en l’air (www.becair.com)

9782367440712FS