Michelle Martin, Dutroux au couvent

critiques

En 1996, les Belges et le reste du monde apprennent l’existence de Marc Dutroux, meurtrier, pédophile et bien pire encore. La Flamande Kristien Hemmerechts s’est, elle, intéressée à Michelle Martin, son ex-femme. Un portrait sans concession, mais bien romancé.

Michelle Martin n’est personne. Vivant dans l’ombre de Marc Dutroux après avoir tant bien que mal essayé d’exister dans celle de sa mère, on peut avancer qu’elle n’existait pas. Pour personne. Mais ça, c’était jusqu’à la découverte de l’horreur. Jusqu’à l’incompréhension du monde entier face à une femme qui a laissé se dérouler l’innommable sous ses yeux. Car si elle était une femme sous l’emprise d’un sadique mysochiste, elle semblait être une mère de famille accomplie par ailleurs avec trois enfants au compteur.
A l’été 2012, alors qu’elle s’était vue condamnée à trente ans de réclusion, « la femme la plus détestée de Belgique » est sortie de prison pour intégrer un couvent de nonnes.
Dans la tête de Machine Martin
Kristien Hemmerechts a choisi de plonger dans la tête de Michelle Martin en brossant le portrait d’« Odette », son double littéraire. Difficile de séparer le vrai du faux, la fiction des faits réels glânés ici et là. Comme elle l’a expliqué au journal Le Vif/L’Express, « c’était comme un puzzle. Il me manquait une cinquantaine de pièces (…). Le grand défi, c’était de trouver la réponse à la question qui taraude tout le monde : pourquoi a-t-elle laissé les enfants dans la cave, alors qu’elle allait nourrir les chiens qui se trouvaient dans la maison de Marcinelle ? ».
Le roman d’Hemmerechts est évidemment ambigu, car en cherchant à la comprendre, elle humanise « son » Odette. En esquissant un point de comparaison avec la mère infanticide Genevière Lhermitte, autre « célébrité » belge, elle ne la banalise pas, mais elle nous pousse à nous interroger sur nos réactions, nos modes de réflexions, nos emportements à l’emporte-pièce, nos fureurs cathodiques, voire catholiques. Si cette histoire n’avait pas exister, sûr qu’on l’aurait retrouvée au générique d’une série comme Esprits criminels ou FBI : portés disparus.
Dans ce roman, le récit avance sans peur ni tabou, préférant plutôt parler du mal que simplement dire du mal. Pour tâcher de comprendre l’indicible. De saisir ce qui pouvait la retenir à M, cet homme que l’auteure ne nomme jamais autrement, mais qui est le nœud gordien de son existence. La vie d’Odette est celle d’une marionnette. Et a-t-on jamais vu une marionnette se rebeller ? Peut-être dans les contes de fées. Leur sexualité est crue, voire cruelle. Leur existence vide, comme vidée. Son comportement à elle est inimaginable, mais c’est aux tréfonds de l’âme qu’on touche là. Hammerechts ne cherche pas à expliquer, à peine à comprendre. Peut-être que cette femme se retrouve là avec un portrait somme toute trop complaisant. Peut-être est-elle une coupable encore bien pire que ce qu’on peut imaginer. Mais c’est surtout notre regard qui est ici visé. Et si la lecture des détails de vie en est souvent difficile, ce n’est là ni un objet de contrition, pas plus qu’une recherche de rédemption. C’est surtout une vraie bonne fiction. Aussi insoutenable soit-elle. (mp)

La femme qui donnait à manger aux chiens, Kristien Hemmerechts, Galaade éditions, 265 p., www.galaade.com

9782351763292FS

La petite entreprise culturelle de Rafael Horzon

critiques

Génial touche à tout, Rafael Horzon est un entrepreneur qui enchaîne les faillites économiques et les vraies réussites artistiques. Avec son Livre blanc, il synthétise son oeuvre avec brio.

Si Rafael Horzon était un personnage de roman, on pourrait taxer son auteur de doux dingue idéaliste, opportuniste et vaguement « capimmuniste ». Mais Rafael Horzon existe bel et bien, il réside à Berlin, et tout ce qu’il raconte dans ce livre blanc est le récit de son existence. Bien remplie, quarantenaire, elle est celle d’un micro entrepreneur aux idées sitôt pensées sitôt mises en action – et on verra bien ensuite si l’une d’entre elles le transformera en nouveau maître du monde. Il crée les étagères « Moebel Horzon » avec l’idée de concurrencer la Billy du géant suédois ; il fonde une Académie des Sciences inutiles ; il inaugure une galerie qui expose des artistes qui n’existent pas ; il crée un magasin spécialisé dans le commerce de la tarte aux pommes ; il vient de produire un vinyl avec la rockeuse canadienne Peaches où il relance à nouveau ses étagères, preuve qu’il a de la suite dans les idées…
Lépine est dans la tête
Accumulatif et bourgeonnant, on a dit de lui qu’il était « le magnat de la Torstraße », « le Marcel Duchamp du projet de vie ». Il est une sorte de prince de la débrouille chic & chips, un protodandy qui cherche par tous les moyens à donner un sens à son existence, créant le buzz, fédérant autour de délires suffisamment crédibles pour que chacun ait envie de le voir comme un gourou 2.0 mi baba mi bobo. Toujours à l’affût de la bonne pensée, il se pose en instigateur de la Nouvelle Réalité : « Roulant à travers la nuit, j’eus un éclair de génie. Une idée d’affaire. Il fallait sans plus attendre fonder une nouvelle entreprise ! »
Il crée comme il respire, sur un coin de table, sur un coup de tête, Mark Zuckerberg du pauvre, mais tellement plus humain. Du reste, si David Fincher a déjà réalisé un long retraçant la naissance du réseau social le plus célèbre de la planète, Horzon ne va pas tarder à l’imiter. Jamais aussi bien servi que par lui-même, VRP de sa propre moustache. A ce propos, il assure son service après-vente, en anglais et en photos, dans un récent numéro de la revue apartamento (www.apartamentomagazine.com).
L’écrit est dans les gênes
Reste une chose néanmoins. Rafael Horzon a écrit un vrai bon bouquin, drôle, truffé d’anecdotes, manuel de survie dans le milieu arty des glorieuses nineties berlinoises, et diablement toujours valable aujourd’hui. Il le dit lui-même, « rien n’est fictif. J’ai reproduit la réalité comme un photographe ».
Si vous avez une pièce à miser, je trouve qu’il fait un bon cheval sur lequel parier. Ses étagères sont toujours en vente. Et son livre mérite de trouver une place dans sa bibliothèque. (mp)

Le livre blanc de Rafael Horzon, Rafael Horzon, éd. Le Tripode, 218 p., www.le-tripode.net & www.modocom.de

9782917084359FS

Budaï et Patel, deux étrangers ballotés en terrain inconnu

Avec un avion comme point de départ, un fakir et un linguiste vont devoir survivre en milieu hostile. Mais c’est aussi un duel entre le low cost littéraire et la classe affaires auquel on a affaire là. Pour le meilleur et le pire.

De qui ça parle ?
1. De l’Indien Ajatashatru Patel, un fakir qui décide de voyager incognito en Europe afin d’y acquérir un lit à clous chez le géant suédois. En poche, il n’a qu’une fausse coupure de 100 euros imprimée d’un seul côté avec laquelle il va s’employer à tenir le plus longtemps possible, causant in fine quiproquos et imbroglios à deux balles.
2. Du Hongrois Budaï, un étymologue qui doit se rendre à Helsinki afin d’y tenir une conférence lors d’un congrès linguistique. En poche, il est au bénéfice d’un chèque de voyages qui va lui être converti en une monnaie inconnue et avec laquelle il va tâcher de vivre de mieux en moins bien, participant in fine à une révolution de l’ordre établi.

Pourquoi ça se ressemble ?
1. Parce que Patel, pour se faire comprendre, doit se dépatouiller avec un sabir proche du yogourth linguistique. Une sorte de mix entre onomatopées et europanto. Son parcours va se révéler d’un rocambolesque à la Rocancourt où notre fakir va passer par tous les états d’âme, du migrant chassé d’un peu partout à l’écrivain au succès impromptu. Une allégorie de la success story doublée d’une apologie du miroir aux alouettes comme ticket gagnant.
2. Parce que Budaï, même s’il parle une petite dizaine de langues et arrive à se débrouiller dans une autre quinzaine en se basant sur l’origine des mots, n’y comprend que pouic au parler local. Son périple ne va être qu’une longue descente aux enfers, étranger chassé d’un peu partout et obligé de s’adapter à un monde qu’il ne comprend pas. Une mise en abyme de la mécanisation du monde et des dictatures modernes, qu’elles soient militaires, économiques ou du bon goût.

Pour quoi ça n’a rien à voir ?
1. Parce que l’ambition narrative de Romain Puértolas tient sur un ticket de métro (peut-être parce qu’il l’a écrit dans le RER sur son téléphone portable) et que les blagues et autres jeux de mots vaseux qui émaillent son roman sont à peine plus consistants que les réparties d’une émission télé d’Arthur. Le genre de roman qu’on lit et qu’on jette, mais qui peut aujourd’hui se targuer d’avoir écoulé plusieurs centaines de milliers d’exemplaires.
2. Parce que le livre de Ferenc Karinthy est une Babel littéraire dont les recherches étymologiques et les questionnements cathartiques débouchent sur une réflexion sur l’origine du monde, mais aussi sur son devenir. Un roman qui a connu un grand succès lors de sa parution en 1970 et qu’un éditeur n’a aujourd’hui de cesse de rééditer au gré de ses catalogues afin de lui offrir à nouveau ce coup de projecteur qui lui permettrait de dépasser les poignées d’exemplaires écoulés. (mp)

Epépé, Ferenc Karinthy, éd. Zulma, 285 p., www.zulma.fr
L’extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea, Romain Puértolas, éd. Le Dilettante, 253 p., www.ledilettante.fr

9782843046605FS-1

9782842637767FS

 

Malenfance, conte adulte de Thomas Sandoz

critiques

Tour à tour conte initiatique, chronique familiale et carte méticuleuse d’un paysage en vie, le Malenfance de Thomas Sandoz déroule le périple d’un Petit Poucet égaré dans les montagnes neuchâteloises. Une madeleine littéraire.

Thomas Sandoz est un écrivain comme on les aime. Précis dans les mots, car il s’agit de ne pas les gaspiller, mais technique aussi et faisant baigner ses récits dans une marmite d’authenticité. Un raconteur emballant, de ceux qui savent vous emmener par la main pour vous narrer quelque quotidien somme toute angoissant, même si d’apparence particulièrement anodin.
Parce qu’il trouve un chaton blessé, Pouce, onze ans en ce mois d’avril 1978, loupe son train de retour. Va alors pour un périple à pinces, le félin en valant largement la fatigue. S’il périple avec une voiture Datsun dans la poche et un exemplaire d’Alice dans le sac à dos, c’est évidemment à un Petit Poucet égaré dans la vie grandeur nature auquel on a à faire là. Un vrai Pouce en chair et en os, confronté aux ogres d ela vie moderne, mais encore bien éloigné de la Poucette numérique due au philosophe Michel Serres. De zones industrielles en terre agricoles, ce Pouce-là évite au possible l’auto-stop et traverse des mondes au silence assourdissant, où sa vision nocturne déroule la pellicule d’un monde vivant, sable mouvant. Un paysage de carte postale en ombres chinoises, un milieu dur et dont la réalité vient se confronter à son histoire personnelle de gamin absent du quotidien de ses parents. Parce que le titre de l’ouvrage ne ment pas. Malenfance, c’est quand on a mal à son enfance et ça, même la poésie du néologisme n’arrive pas à nous en ôter le gôut âcre qui se terre, battu, au fond de la bouche.
Un périple nostalgique…
Sandoz travaille des mots qui montrent la réalité de la vie à travers les yeux d’un gamin. Un monde qui se meurt d’une certaine manière, année 1978 donc, une chronique apologique d’une ruralité belle, violente et qu’on pourrait rapprocher du cinéma naturaliste de Bruno Dumont version P’tit Quinquin. Un P’tit Quinquin mi Candide mi Causette, avec un peu de Stephen King quand même, c’est peut-être le Jura neuchâtelois qui crée cela. Malenfance, c’est un monde intérieur où les quelques morceaux de consommation (un serre-tête Adidas, des piles AA, un Puch Maxi Sport…) et de cathodisation (Lecanuet, Brejnev…) résonnent comme des néons dans la nuit noire, la nostalgie en plus.
...et des péripéties quotidiennes
Comme souvent, Sandoz parsème son récit d’une litanie d’événements mondiaux, manière d’ancrer un peu plus son récit dans la réalité. C’est que quand on lit le dernier Sandoz, au-delà du plaisir narratif, il y a cette sensation de toujours apprendre quelque chose, comme si la littérature n’était pas juste affaire de divertiseement, mais aussi d’enseignements. Sandoz, ce serait comme l’almanach Vermot mais en version romancée et avec une histoire qui parlerait à tout le monde. Cette fois un fait divers, de ces histoires qui indignent la populace entière, mais devant lesquelles personne n’est prêt à faire quoi que ce soit de particulier.
La bonne nouvelle, c’est qu’à la fin Pouce parvient à rentrer à la maison. La mauvaise, c’est qu’ici on n’est pas dans un conte de fées. (mp)

Malenfance, Thomas Sandoz, éd. Grasset, 159 p., www.ccdille.chwww.grasset.fr

9782246851615FS

Le si doux désespoir des hommes qui pleurent

coupe

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Prix RTL-Lire 2012, ce court roman de Jean-Luc Seigle raconte la vie d’Albert, vétéran de la Grande Guerre et premier témoin de la révolution électroménagère. Un puzzle d’une densité stupéfiante.

D’un abord taciturne, Albert n’est pas de ceux qui s’épanchent. Ni avec sa femme, épousée au retour de cette fichue Grande Guerre qui l’a rendu silencieux, ni avec son fils ainé, parti en Algérie, et à qui il n’a jamais dit qu’il l’aimait. Non qu’il le regrette, car ce n’est pas comme s’il avait eu des affinités avec ce grand garçon chéri de sa mère. Non, à dire vrai sa préférence irait plutôt au cadet, Gilles, dont il perçoit la force poétique. Toujours son Balzac sous le bras, le petit est touchant… si loin de l’usine Michelin, si loin des préoccupations belliqueuses du Général de Gaulle, si proche d’une douceur qui lui a été niée dans l’enfance.
Sans qu’il le veuille, sa vie a pris un tour confortable – la télévision s’apprête même à entrer dans son foyer – et Albert comprend qu’il a perdu l’envie d’appartenir à ce monde moderne fait d’électroménager, de vétérans à qui on refuse le droit de vieillir et de jeunes à qui on répète qu’il vaut mieux être fils d’ouvrier que professeur.
Le matin de cette journée où il sera saisi par la mélancolie, Albert s’occupera à faire le ménage afin que chaque pièce du puzzle de son existence trouve sa place. Sans mièvrerie, sans vouloir tirer une larme à son lecteur, Jean-Luc Seigle signe un roman court d’une densité stupéfiante. Servi par une économie de mots qui rend son discours osmotique avec celui de son personnage principal, il nous surprend à chaque virage, quand bien-même il ne raconte rien d’autre que la vie. On en pleurerait. (sbr)

En vieillissant les hommes pleurent, Jean-Luc Seigle, éd. J’ai Lu, 250 p., www.jailu.com

9782290058169FS