L’autoroute de la mort

critiques

Prendre la route avec le Genevois Joseph Incardona, c’est prendre le risque de se prendre un bus en pleine gueule. Un polar noir, sans lait, mais avec du stupre.
Gd Prix de Littérature policière 2015.

Il y a des personnes avec lesquelles il ne faut pas prendre la route. Ainsi de Joseph Incardona. Pas que l’écrivain soit spécialement mauvais conducteur, ça on n’en sait rien, mais parce qu’une fois embarqué dans son roman, il ne nous laisse pas une seule fois descendre de voiture. Embedded, comme on dit. Vitres et portières verrouillées, à pas vous laisser souffler une seconde.
Imaginez un circuit fermé. Celui du réseau autoroutier français, ses péages, ses aires, ses espaces de détente, ses urinoirs posés au milieu de nulle part et ses quelques neuf milliers de kilomètres arachnéens. Un espace confiné, anxiogène, où la seule envie du chauffeur PL / commercial / vacancier, après y avoir pénétré, est d’en ressortir le plus vite possible. Tel un aliment aussitôt évacué après avoir été ingurgité et avoir parcouru les quelques 9 kilomètres d’intestin grêle.
Un monde en pointillés
Avec Derrière les panneaux, il y a des hommes, Incardona s’arrête plus longtemps que de raison. D’abord pour y poser un fait divers glauque – la disparition de gamines d’une dizaine d’années, petites affiches, dispositif Alerte-Enlèvement et sentiment d’horreur générale en un 15 août caniculaire et forcément paroxystique, ensuite pour s’intéresser à la drôle de frange de personnages qui s’y croisent, frôlent, côtoient sans jamais vraiment se regarder. Pascal, le cuistot muet et multiple employé du mois ; Gérard, le patron bedonnant et libidineux ; Pierre, le père foudroyé, plus mort que vivant ; Julie Martinez et Thierry Gaspard, la flicaille de service qui en pince réciproquement ; Jacques, le collectionneur d’objets égarés / abandonnés / volatilisés ; Lola, Bernard et les autres… Incardona brasse une foule de portraits aux profils sociétaux plus vrais que nature. Adepte d’un sex’n roll plutôt cash, il compense par une litanie de données qui poussent l’introdescription jusqu’à sa parfaite mise en lumière, et des considérations qui sont de constantes remises en question d’une existence en ordre de marche forcée. C’est un polar où la course-poursuite est avant tout psychologique, du Fast & Furious avec marche –arrière, pas de côté et coups de boule, mais toujours sous le haut-patronage d’une langue qui colle au genre. Ecrivant par petites phrases, trois mots par ci, un aphorisme par là, Incardona ne donne que l’essentiel. Il nous laisse nous intéresser à chacun de ses personnages, la trame finalement n’étant là que pour servir de bande déroulante où le happy end est couru d’avance, mais laisse longtemps en bouche un arrière-goût un rien désenchanté. « Life is a killer » disait le poète américain John Giorno. Il n’est pas un des personnages de Joe Incardona qui viendrait le contredire. (mp)

Derrière les panneaux, il y a des hommes, Joseph Incardona, éd. Finitude, 278 p. (www.finitude.fr & www.josephincardona.com)
9782363390547FS

Kubrick à brac/ébecois

critiques

En 52 fragments, Simon Roy tisse sa toile entre le Shining de Kubrick et une intime tragédie familiale. Un essai aussi détaillé que profondément troublant.

(Québec, épisode 2)
Par un pur hasard de lectures, mon dernier post concernait Le dossier Alvin, une fiction d’Alessandro Mercuri s’ouvrant sur une projection avortée de Dr. Strangelove.
Le premier roman du Québecois Simon Roy (Prix des libraires du Québec 2015) est, lui, tout entier tourné vers The Shining, une autre œuvre de Kubrick vue près d’une quarantaine de fois par l’auteur. Autant dire que lire Simon Roy, c’est revoir le film, image par image, chaque scène étant comme décortiquée par l’auteur au regard de son expérience personnelle. La mise en abîme est flippante et vertigineuse.
« Monsieur Hallorann, qu’est-ce qui s’est passé dans la chambre 237 ? »
Ma vie rouge Kubrick, c’est une plongée dans les méandres obsessionnelles de Kubrick, à la manière de Room 237, le documentaire de Rodney Ascher, doublé d’un roman familial des plus tragiques. L’histoire d’un gamin de dix ans qui, pour avoir un jour zappé sur le film, « bol de chips entre les jambes », allait si ce n’est voir sa vie toute entière chamboulée, en tous les cas la découvrir profondément marquée au fer rouge. C’est qu’en 52 fragments, Roy découpe son récit autour du film de Kubrick pour laisser apparaître la raison d’être de son essai. Le meurtre en 1942 de sa grand-mère par le Dr. Jacques Forest, son mari, de plusieurs coups de marteau. Il le dit lui-même : « Comprendre mon grand-père est peut-être hors de mes capacités, mais au moins j’aimerais trouver une prise pour appréhender de manière rationnelle la question de son esprit criminel. » Jacques Forest vs Jack Torrance, le gardien de l’hôtel Overlook joué par le démoniaque Jack Nicholson, double hypothétique de Jack Kubrick, père d’icelui et médecin lui-même. Sacrée boucle en vérité.
52 ou la seconde vie
En 52 fragments (on aurait aimé 42 afin de coller au plus près des préoccupations chiffrées du cinéaste, mais bon la référence renvoie plus sûrement au cycle semainier d’une année académique à la manière du livre de Geneviève Brisac, 52 ou la seconde vie, éd. de l’Olivier), il s’approche au plus près d’une tragédie familiale qui le poursuivra jusqu’au suicide de sa propre mère. En détricotant son histoire, il nous offre une lecture multiple, où les souvenirs viennent s’enchâsser aux interrogations et aux anecdotes diverses, où ce « Génie en herbe » en vient à se demander si la folie est une maladie héréditaire. Dans ce qu’il appelle sa « généalogie macabre », Simon Roy nous offre à la lumière de The Shining, une relecture de son existence sur le fil du rasoir. Et nous incite du coup à nous demander quel film pourrait venir éclairer notre existence personnel. Le Meilleur (avec Robert Redford) ?
A la fin de l’ouvrage, on a envie de revoir le film. Puis de relire le livre. Puis de revoir le film. Les chiffres ont leur importance : la mère de l’auteur réside dans la chambre 21, moitié du chiffre absolu de Kubrick ; la tragédie aura lieu en septembre 1942 ; le suicide de sa mère en 1984…). Et ainsi de suite, jusqu’au fatal point final. Un jour, on mesurera définitivement l’importance du Picasso du 7ème art. Alors, on n’oubliera pas de se rappeler de cet important petit ouvrage de Simon Roy. (mp)

Ma vie rouge Kubrick, Simon Roy, 166 p., éd. du Boréal (www.editionsboreal.qc.ca)
L97827646233291

Alessandro Mercuri est-il le Julian Assange du monde littéraire ?

comment

Avec « Le dossier Alvin », il nous offre une enquête maraboud’ficelles où archives déclassées, mythologie et pop culture s’orchestrent en un mélange aussi documenté que burlesque, aussi fictionnel que réel.

Attention ovni. Ou plutôt bathyscaphe. Voilà une histoire qui débute comme une séance de cinéma avec la diffusion du Dr. Strangelove de Kubrick éclairé à la torche d’une vestale de la Columbia et qui s’achève par une sentence van dammienne du 43ème président des Etats-Unis. Georges W. Bush. Où l’on retrouvera en autant de coups de vent brice de niciens l’assassinat de JF Kennedy, les Village People, une attaque de narval, la découverte de l’hirsute Galathée Yéti, la quasi exploration du Titanic et les 4’702 plongées effectuées dans le plus grand secret de fonds administrativo-abyssaux par Alvin, submersible doté d’invisibilité jusqu’à ce qu’Alessandro Mercuri se plonge dans son journal de bord déclassifié.
E la nave va
C’est là que commence l’aventure poético-fictionnelle, mélange d’art et de fiction (ça tombe bien, c’est la mission de son éditeur), entreprise de démystification d’une réalité tronquée où la vérité n’est jamais celle à laquelle on pourrait croire. On nous mentirait ? Le dossier Alvin, c’est un Wilikeaks passé à la moulinette d’un écrivain au moins aussi barré que la galerie de personnages qui transitent dans son bouquin. Reagan, Don Quichotte, Dr. No, Ursula Andress, Rita Hayworth. C’est que Mercuri est un fieffé manipulateur, le savant fou qui fait écho au héros kubrickien qui en ouvre le livre. Un as du collage et du détournement d’images. Un Julian Assange qui vous révélerait le sens profond de l’existence à coup de scoops plus invraisemblables les que les autres, à l’occasion « de missions classées « secret defense » qui ont modifié le cours de l’histoire de l’humanité et celle des poisons ». Où vous apprenez que tout est lié. Ca ne doit du reste pas être un hasard si les agents Fox Mulder et Dana Scully reprennent du service en cette fin d’année 2015.
« Né durant la guerre froide, Alvin, de son vrai nom Alvin DSV-2, est un submersible de la U.S. Navy, la marine de guerre des États-Unis ». Un bâtiment vaguement ventripotent, à l’esthétique mi Yellow submarine mi Barbapapa, plus Wes Anderson que commandant Cousteau, et qui pourrait être le sujet d’un film signé des inénarrables ZAZ (Zucker Abrahams Zucker). Il est surtout le prétexte à un déversement encyclopédicoludique où les grands fonds apparaissent comme des miroirs sans tain à ceux qui ne savent pas les regarder. A la fois enquête, roman, livre d’artiste bombardé d’images éclairantes, ce dossier Alvin est de ces bouquins qui vous donnent envie de repiquer aussitôt une tête dedans.
Par contre, il n’y a aucun rapport ou sens caché à imaginer avec le film Alvin & les Chipmunks. Enfin, à notre connaissance. (mp)

Le dossier Alvin, Alessandro Mercuri, 176 p., éd. art&fiction / coll. RE :PACIFIC (www.artfiction.ch)

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La vie en boîte selon Nicolas Dickner

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Dans un monde de plus en plus connecté, où va se nicher la liberté ? Roman foisonnant, le dernier ouvrage de Nicolas Dickner est un vent de folie dans le texte, un précis de vie dans les marges. Une urgence littéraire.

Petite confidence. Cet été, la virée familiale m’a déporté à l’est, direction le Québec. Pour faire court, j’ai adoré, à m’en faire monter les larmes aux yeux de plaisir. Et le dernier jour, j’ai fait une razzia de littérature locale, livres et magazines mêlés, notamment à la librairie Le port de tête de Montréal. Que du bon pour l’instant. Qu’ils en soient ici remerciés.
Alors, on va gentiment chroniquer du québecois dans les semaines à venir.
Un concentré de liberté
On ne va pas se mentir, le Six degrés de liberté de Dickner m’a d’abord attiré pour sa couverture signée Tom Gauld. Ce qui d’ailleurs pose la question : un livre peut-il être bon rien qu’à sa couverture ? Je dis oui.
Sinon Dickner nous plonge dans une petite ville de Montérégie dans le quotidien de Lisa Routier-Savoie (attention indices), une ado de 15 ans éprise de liberté et pas décidée à vivre le restant de ses jours dans un cul du monde aussi bucolique soit-il. Eric, son meilleur (et seul) poto, est un geek / hacker agoraphobe. Son père retape de vieilles bicoques, sa mère est accro aux virées dominicales chez Ikea. Allez comprendre. La vie suit son cours, lancinante, pas palpitante, jamais vraiment révoltante. Quand Eric doit follower sa mère au Danemark pour raisons sentimentales, leur amitié s’en retrouve placardisée, réduite à des skype épisodiques. Quand Eric commence à cartonner dans le web-business, elle s’interroge sérieusement sur sa place au monde. Alors elle va rêver en grand en se faisant toute petite. Et lui proposer un jeu grandeur nature, à la démesure du monde uniformisé qui les entoure : faire le tour du monde à bord d’un conteneur réfrigérant en « hackant » les systèmes informatiques des compagnies de transport et des autorités portuaires. Ceci afin de voyager incognito et de s’offrir une sorte de trip ultime. Voyager tout autour du monde, mais enfermée dans un container aménagé pour tenir une pétée de mois ; voyager physiquement, mais sans rencontrer âmes ou paysages qui vivent. Plutôt que voir le monde à travers la fenêtre de son écran, Lisa se fond dans l’engrenage d’un Tetris mondial fait de centaines de milliers de conteneurs de transport. Elle est l’aiguille dans la botte de foin. Le pixel dans la ligne de code. Une manière de s’interroger sur le global system, le container étant l’arme du capitalisme délocalisé. Histoire de pimenter le jeu, elle est poursuivie par des agents de la GRC (Gendarmerie Royale du Canada).
Un puzzle littéraire
Alors jetez vos séries télé enquillées à la suite par pack de trois ou quatre, poussiérisez les aventures de Lisbeth Salander sur une étagère de votre salon, osez un pas de côté en délaissant le best-seller annoncé de Joël Dicker pour celui mérité de Nicolas Dickner. Vous allez en jubiler de plaisir. Parce que c’est un livre qui s’ajuste comme un puzzle de 1’000 pièces. Parce que son écriture fourmille de détails essentiels qui font le sel de la vie. Parce qu’il met en scène le monde dans lequel on vit et que l’espace de liberté que Lisa a trouvé, il est de plus en plus difficile à localiser. Parce que le global nous absorbe et que les zones d’oubli se font rares.
Parce qu’il recèle de tant de clefs de lecture qu’on pourrait en écrire des tartines et qu’on préfère fermer les yeux en cherchant son propre voyage intérieur. (mp)

Six degrés de liberté, Nicolas Dickner, 381 p., éd. alto (www.editionsalto.com)
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Quelques gouttes de texte dans un monde de brut

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Surnommé « Fort McMoney », la ville-champignon de Fort McMurray est l’épicentre d’une ruée vers les sables bitumineux aussi coûteuse que destructrice. « Brut » est l’opuscule qui devrait nous ouvrir les yeux.

Qui ne dit mot consent. Qui n’écoute pas n’entend rien. Qui ferme les yeux reste aveugle. Bienvenue dans un monde qui ressemble au nôtre.
Au nord de l’Amérique du Nord, dans la province de l’Alberta, Canada, on pourrait y couler des jours paisibles à regarder transhumer des hordes de caribous à travers pâturages panoramiques et rivières lymphatiques. On pourrait, si la main de l’homme n’était passée par là, redessinant les étendues de l’Athabasca. C’est qu’au beau milieu de cet eden naturaliste s’y trouve une verrue. Une ville-champignon nommée Fort McMurray, depuis longtemps rebaptisée Fort McMoney. Le prototype de bled qui nous renvoie aux klondikiennes ruées vers l’or du siècle passé où le cow-boy de pacotille allait quérir quelques pépites pour s’offrir un horizon meilleur. Ici, la réalité est plus prosaïque, le monde géré par quelques grandes entreprises sans foi ni loi et le quotidien assuré par des légions de mercenaires appâtés par la promesse du gain facile.
Don quichottes hollywoodiens
Le hic – le « big hic » serait-on même tenté de dire, c’est que dans cette région du Nord-Est de l’Alberta, on n’est pas là pour extraire une poignée de miettes dorées. Ici, on est dans une terre virginale d’où l’on extrait des sables bitumineux, « mélange lourd et visqueux d’argile, de sable et de bitume, qui constitue le carburant fossile le plus sale qui soit ». Pour l’instant, le bilan est de 90’000 kilomètres carrés de terres écorchées et d’eaux contaminées. Le problème, c’est que Fort McMoney est paumé, loin de tout. Pas vu, pas pris. Mais pensez au combat d’Erin « Julia Roberts » Brockovich, à celui de Matt Damon contre le gaz de schiste ou de Leo DiCaprio contre le réchauffement climatique. Des moulins à vent hollywoodiens aux combats don quichottesques. Reste que si, à un moment donné, il n’y a personne pour tirer la sonnette d’alarme, et bien il sera trop tard. Et que lorsqu’il sera vraiment trop tard, cela le sera aussi pour s’offusquer avec les charognards.
En convoquant une pogne de signatures prestigieuses et en condensant le propos sur 110 pages tout mouillé, le propos collectif de Brut est édifiant. Fascinant. Frustrant. Flippant. Contributrice de l’ouvrage, Naomi Klein l’assure dans son nouveau bouquin : « Tout peut changer » (éd. Actes Sud). Alors restons optimistes.

Et puis, avant que l’industrie cinématographique ne s’empare possiblement du sujet, profitez-en pour (re)découvrir le ludique et très éclairant documentaire interactif de David Dufresne (Fort McMoney) pour vous faire votre opinion. Tous les ingrédients d’un film catastrophe y sont déjà.

Brut, David Dufresne, Melina Laboucan-Massimo, Rudy Wiebe, Nancy Huston & Naomi Klein, 107 p., éd. Lux (www.luxediteur.com)

9782895961970FS