Col blanc et cagoules noires

critiques

Dans ce huis-clos sans échappatoire, voyeurisme et terrorisme sont les mamelles du nouveau monde. Malheureusement, celui-ci est aveugle et Eliott est son invité.

40 jours, 13 heures, 7 minutes et 2 secondes. C’est le temps qu’Eliott Gast, économiste américain, a été kidnappé.
Gast, c’est l’invité en allemand. Sachant qu’il s’est fait cueillir à la sortie d’un resto baptisé Le Nez fin, à Bruxelles, on peut dire qu’il n’a pas eu le nez creux sur ce coup-là. Mais bon. On l’imagine homme d’affaires visqueux, banquier véreux, gestionnaire de fonds d’investissement globuleux ou quoi que ce soit qui permette de le cataloguer au rayon des globalisateurs profiteurs et qui puisse justifier son enlèvement… mais il n’est qu’un économiste en goguette. Un rouage parmi d’autres. C’est en tout cas ce qu’il veut nous montrer et le profil qu’on attend de voir exploser au fur et à mesure des pages dans un huis-clos guantanamesque où le condamné est empiécé vivant.
Oui ou non, répondez
Si la partie première semble une aimable séquestration qui se résoudra par une quelconque rançon, la suite n’en est que plus préoccupante, dès le moment où il se rendra compte que sa soustraction au monde ne doit rien au hasard. Vidéosurveillé par de multiples œilletons de caméra, il est une proie, le sujet d’une expérience retransmise en direct. Milgram est un Big Brother impitoyable. Pion d’un système qui le dépasse, il est l’élu, celui qui a été casté pour avoir son quart d’heure de gloire. Où le voyeurisme vient collisionner le terrorisme, où l’aveuglement des uns se heurte à la cécité des autres.
« Oui ou non répondez/ Oui ou non oui ou non moi pour ce que j’en sais vous savez, je veux dire je n’étais qu’à leur service, l’homme à tout faire on peut dire, et ce que je peux en dire, du reste je n’en sais rien, est-ce qu’on se confie à un domestique… »
D’une certaine manière, cet Aveuglé de Stona Fitch, c’est L’Inquisitoire de Robert Pinget revu aux lumières d’Orange mécanique question graduation de la violence physique et psychologique. Dans une spirale infernale, Eliott est l’invité, amateur de la vie et de ses plaisirs, qui va être mutilé de ses sens, l’un après l’autre.
Quelque chose va vous arriver
Le monde est aveugle. Mais que se passe-t-il une fois privés de la vue. De la vie. Y voyons-nous plus clair ? Si la plume de Fitch explore les méandres des questionnements humains, il préfère nous laisser à cran, à bout, à chacun de faire ses choix en connaissance de cause. Après, une fois Aveuglé refermé, il est vrai qu’on peut être enclin à modifier légèrement sa vision des choses. Car ce qui a commencé comme un aimable jeu de rôles grandeur nature a fini par tourner à l’aigre, au vitriol et au brûlé. On en ressort alors éclairé, mais un peu sonné. (mp)

Aveuglé, Stona Fitch, 264 p., éd. Sonatine + (www.sonatine-editions.fr)

97823558435940-2739280-1

L’autoroute de la mort

critiques

Prendre la route avec le Genevois Joseph Incardona, c’est prendre le risque de se prendre un bus en pleine gueule. Un polar noir, sans lait, mais avec du stupre.
Gd Prix de Littérature policière 2015.

Il y a des personnes avec lesquelles il ne faut pas prendre la route. Ainsi de Joseph Incardona. Pas que l’écrivain soit spécialement mauvais conducteur, ça on n’en sait rien, mais parce qu’une fois embarqué dans son roman, il ne nous laisse pas une seule fois descendre de voiture. Embedded, comme on dit. Vitres et portières verrouillées, à pas vous laisser souffler une seconde.
Imaginez un circuit fermé. Celui du réseau autoroutier français, ses péages, ses aires, ses espaces de détente, ses urinoirs posés au milieu de nulle part et ses quelques neuf milliers de kilomètres arachnéens. Un espace confiné, anxiogène, où la seule envie du chauffeur PL / commercial / vacancier, après y avoir pénétré, est d’en ressortir le plus vite possible. Tel un aliment aussitôt évacué après avoir été ingurgité et avoir parcouru les quelques 9 kilomètres d’intestin grêle.
Un monde en pointillés
Avec Derrière les panneaux, il y a des hommes, Incardona s’arrête plus longtemps que de raison. D’abord pour y poser un fait divers glauque – la disparition de gamines d’une dizaine d’années, petites affiches, dispositif Alerte-Enlèvement et sentiment d’horreur générale en un 15 août caniculaire et forcément paroxystique, ensuite pour s’intéresser à la drôle de frange de personnages qui s’y croisent, frôlent, côtoient sans jamais vraiment se regarder. Pascal, le cuistot muet et multiple employé du mois ; Gérard, le patron bedonnant et libidineux ; Pierre, le père foudroyé, plus mort que vivant ; Julie Martinez et Thierry Gaspard, la flicaille de service qui en pince réciproquement ; Jacques, le collectionneur d’objets égarés / abandonnés / volatilisés ; Lola, Bernard et les autres… Incardona brasse une foule de portraits aux profils sociétaux plus vrais que nature. Adepte d’un sex’n roll plutôt cash, il compense par une litanie de données qui poussent l’introdescription jusqu’à sa parfaite mise en lumière, et des considérations qui sont de constantes remises en question d’une existence en ordre de marche forcée. C’est un polar où la course-poursuite est avant tout psychologique, du Fast & Furious avec marche –arrière, pas de côté et coups de boule, mais toujours sous le haut-patronage d’une langue qui colle au genre. Ecrivant par petites phrases, trois mots par ci, un aphorisme par là, Incardona ne donne que l’essentiel. Il nous laisse nous intéresser à chacun de ses personnages, la trame finalement n’étant là que pour servir de bande déroulante où le happy end est couru d’avance, mais laisse longtemps en bouche un arrière-goût un rien désenchanté. « Life is a killer » disait le poète américain John Giorno. Il n’est pas un des personnages de Joe Incardona qui viendrait le contredire. (mp)

Derrière les panneaux, il y a des hommes, Joseph Incardona, éd. Finitude, 278 p. (www.finitude.fr & www.josephincardona.com)
9782363390547FS