Nu comme le Christ en croix

critiques

Capable du meilleur (Montedidio) comme du pire (Histoire d’Irène), Erri De Luca livre ici un texte d’une poignante poésie, d’une solidarité vraie et d’un amour profond de l’altérité.

Qu’est-ce donc que cette « nature » annoncée par le titre ? La nature, c’est bien sûr la nudité, celle des hommes et des femmes, celle que l’on s’entête à dissimuler dès que l’on entre en société. La nature, c’est aussi le sexe du Christ que des artistes tels Le Greco et Delacroix ont pris l’habitude de recouvrir d’une étoffe chaste afin de ne pas heurter l’Eglise. Nul besoin d’être expert en théologie pour imaginer les raisons de cette pudeur : le fils de Dieu exposant sa partie la plus intime, encore moins post mortem. Toutes ces femmes pieuses, adulant les statues d’un Christ au corps athlétique, concrètement charnel… impensable.
Ainsi, lorsque le curé d’une église voisine, sur ordre de sa hiérarchie, se met en quête d’un artisan capable de restituer à une œuvre majeure son aspect premier (le sculpteur pris de remords avait rajouté un voile sur l’intimité du Christ a posteriori et dans un matériau différent), on sent souffler un vent de saine hérésie.

L’introspection au service du sublime
Celui qui va s’attaquer à cette tâche délicate s’il en est, c’est le narrateur de ce récit étrange, un sexagénaire dont le nom restera un silence. Il y raconte son parcours chaotique, des montagnes de chez lui où il aide des migrants à traverser la frontière moyennant un sourire, jusqu’à la ville, un lieu où les solitudes se partagent à la table d’une pension pour pauvres ou dans un lit de fortune. Il évoque aussi ses interrogations tout au long du processus de restitution de la nudité originelle à cette statue dont il faut apprivoiser le grain, les courbes, la réactivité. Enfin, et ce sont là peut-être les plus belles pages, il s’interroge sur son rapport au sacré, lui qui se retrouve pris entre son agnosticisme et cette religieuse beauté.

L’écrivain engagé dans la sérénité
Capable du meilleur (Montedidio) comme du pire (Histoire d’Irène), Erri De Luca livre ici un texte d’une poignante poésie. On y retrouve des thèmes chers à sa littérature, son engagement pour une solidarité vraie, un amour profond de l’altérité, le tout dépourvu de gnangnantise. Certes, il défend des causes, mais il le fait avec la sérénité d’un homme qui n’a plus rien à prouver à quiconque, un artiste au sommet de son art. (sbr)

La nature exposée, Erri De Luca, éd. Gallimard / du Monde entier, 166 p.

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Comment le ping-pong a fait tomber le mur de Berlin

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A l’ombre des événements de 1989, un match de ping va changer la vie d’un petit gamin. Ou comment grande et petite histoire sont comme serviette et torchon.

Le petit Mirko, douze ans et moins d’un mètre trente, grandit tant bien que mal au milieu du Berlin-Est de 1989. A deux doigts de s’effondrer, le mur préoccupe les adultes qui pressentent que leur univers coco-communiste se fissure et qu’il serait peut-être temps d’envisager des alternatives politiques et sociales. Tandis qu’ils échafaudent des plans d’évasion à l’Ouest, Mirko s’efforce de s’intégrer à l’école et de maîtriser ses émois matinaux. Elève soucieux et un peu ringard, il est par trop souvent la risée de ses camarades bien plus costauds qui se font un plaisir de l’attendre à la sortie du préau pour lui donner une leçon de vie. Seul domaine où il excelle : le ping-pong. Heureusement, voilà que le nouveau, un rebelle dont le père a filé de l’autre côté des barbelés, a un beau coup de raquette et pas beaucoup d’amis. Mirko et Thorsten s’associent donc et montent le plus grand tournoi de tennis de table interplanétaire-local, forçant par là-même l’admiration de leurs adversaires et la réprobation de leurs profs.
D’Est en Ouest
Bande-dessinée résolument autobiographique, Kinderland cumule les qualités : son format étendu (près de 300 pages) nous rappelle les logorrhées graphiques des Carottes de Patagonie (Lewis Trondheim) ou les errances transculturelles de Guy Delisle, la couleur en plus. Quant au regard de Mawil, il a cette qualité de mettre en lumière, sans juger, que si les adultes s’excitent autour d’événements politiques même majeurs, cela n’ôte rien à l’importance d’un match de ping-pong entre gosses. Surtout s’il se fait avec une raquette durement échangée contre un disque de Depeche mode chouré à l’Ouest lors d’une sortie en famille. (sbr)

Kinderland, Mawil, éd. Gallimard / reprodukt, 292 p. (www.bd.gallimard.fr & www.reprodukt.com)

97839431439041

Je meurs, tu meurs, il meurt, nous finirons tous par mourir…

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Mode d’emploi pour faire le deuil d’une mère adorée ou d’un père honni. Où la famille fait naître des sentiments d’amour et d’indifférence haineuse.

De quoi ça parle ?
1. Lorsque Blanca était toute gamine, pour l’aider à surmonter la disparition de son père, sa mère lui raconta l’histoire de cet empereur chinois qui convoqua ses sages afin qu’ils lui livrent une phrase qui servirait à faire face dans toute les situations ardues de l’existence. Après moult délibérations, ils revinrent avec cette proposition : « Ca aussi, ça passera. » Lorsque la mère meurt, des années plus tard, Blanca se souvient.
2. C’est en écoutant son répondeur que Sophie apprend que son père est mort. Enfin. Trente années d’agonie, pieds et poings liés à la maladie de Parkinson, avec pour infirmière une épouse aussi dévouée que lasse. Car ce père-ci n’était pas aimable, plutôt à ranger dans la catégorie des tyrans casaniers, inspirant à ses trois enfants une terreur muette.

Qui sont les héros ?
1. Blanca, une femme libérée, la quarantaine pétillante qui oscille entre sa vénération pour le modèle maternel, la brûlure face au vide que la mort laisse dans son sillon et cette irrépressible envie de continuer à vivre, à tout prix. Dans la maison de Cadaquès où elle a été heureuse défilent ses amants, ex-amants, les deux pères de ses deux enfants, des copines écervelées, le tout au rythme d’un été décroissant.
2. Une famille qui, resserrée autour du cercueil, se demande quelles étaient les qualités du défunt. Car ils ont beau se forcer, aucun des trois frères ne pleure, ça ne sort pas. Ils se retournent vers la mère, vers les paysages rêches de leur Bretagne natale, en quête de réponses. Et s’il avait souffert, lui aussi, de son indomptable colère ?

Pourquoi on aime ?
1. On aime parce que Milena Busquets mélange telle une équilibriste les réflexions profondes avec la futilité, parce qu’elle parvient à nous parler de la circonférence de son nombril avant de nous livrer une déclaration d’amour à la mère à vous arracher des larmes, parce que son texte est parsemé de maximes à transporter dans son porte-monnaie, parce qu’elle établit avec élégance qu’il est aussi difficile d’être triste que joyeux.
2. Pour un premier roman, Nelly Alard révèle un drame familial en évitant les lourdeurs qu’on aurait pu craindre à l’annonce du sujet. L’humour grinçant dont elle use ci et là – sans toutefois verser dans le cynisme – nous offre de quoi réfléchir au message que passe le livre, comme un relai : « Il y a des gens qui ne laissent aucun bon souvenir. » A méditer.

1. Ca aussi, ça passera, Milena Busquets, traduit de l’espagnol par Robert Amutio, éd. Gallimard, 176 p. (www.gallimard.fr)
2. Le crieur de nuit, Nelly Alard, éd. Gallimard, 112 pages (www.gallimard.fr)

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