Matthias Zschokke, entreprise de (dé)construction littéraire

critiques

Portrait d’un écrivain en creux et en mails, ce recueil est une mine à fragments textuels, une somme logorrhéique, un totem littéraire. Une œuvre majeure.

Il est de ces livres dont on peut dire qu’ils vont marquer l’histoire littéraire, quand bien même ce Courriers de Berlin, dans l’œuvre de Matthias Zschokke, apparaît comme un caillou dans la chaussure, une parenthèse dans la litanie de romans qui font son quotidien.
C’est que ce bouquin (aussi gros que la collection du même nom) n’est d’abord qu’un recueil de mails, plusieurs milliers, une correspondance numérique éditorialisée et mise ensuite bout à bout pour en faire une somme livresque. Mais c’est bien plus que cela. C’est un journal, comme on l’entendait des correspondances écrites dans les siècles passés (Flaubert, Gide et Cie), qui nervure jour après jour les difficultés d’un écrivain à vivre de son travail. C’est une histoire de vie à peine romancée (débitée néanmoins en fichier Word comme s’il fonctionnait encore à la machine à écrire), écrite sur le fil de son mail. C’est un drone littéraire qui vous révèle les multiples facettes d’un auteur en prise / aux prises avec son temps. Condamné à s’exiler toujours plus à l’Est pour vivre de son métier. A quémander des avances ici ou là. A accepter des ateliers et des lectures pour remplir la tambouille. A espérer d’hypothétiques récompenses en monnaie sonnante et trébuchante.
Il ne nous épargne rien de ses menus détails de la vie, et c’est ce qui rend le livre d’autant plus fascinant. S’il n’était encore en vie, on pourrait presque déjà y voir le biopic qu’on pourrait en tirer. Le type de film qui ramasserait une pelletée de pognon tandis que son auteur a mouru dans la dèche, oublié de ses contemporains, mais glorifié dans les manuels scolaires.
Ecrit vain. E-cri vain.
On le dit d’autant plus que Zschokke est un auteur qui apparaît dans toute sa pureté littéraire, entièrement voué à son art, pas prêt à la moindre concession qui pourrait venir ternir la qualité de sa production. On ne va pas l’en blâmer, il écrit une oeuvre. Il terminera peut-être dans la Pléiade ou son équivalent allemand. C’est en tous cas à ce niveau qu’il évolue. Mais ce Courriers de Berlin nous emmène plus loin du rivage, comme une mise en abyme de la douleur existentiel d’un auteur quasi ratatiné. Ecrivain. Ecrit vain. E-cri vain.
Lire ce Zschokke-là, c’est découvrir un homme malgré tout ronchon et geignard parfois, embarrassé par les questions d’argent souvent, capable d’enthousiasmes aussi sincères que de descentes en flammes kamikazes. Critique littéraire, critique culturel, critique de son temps, critique de tout, certainement emporté par le flot de son quotidien.
A lire maintenant, demain, tout le temps, par bribes ou en continu, au coucher pour grignoter une pensée ou dans le tram parce que sa forme s’y prête bien. Un livre de son temps finalement. (mp)

Courriers de Berlin, Matthias Zschokke, Editions Zoé, 861 p. (www.editionszoe.ch)

9782881829086FS