Pour une poignée de ducats

critiques

En rendant hommage au « déveinard céleste » qu’est Schlemihl, Casanave et Vandermeulen signent une adaptation aussi richement détaillée qu’admirablement contournée d’un point de vue biographique.

Lecture obligatoire à quiconque se lancerait dans des études de germanistique à l’université, Peter Schlemihls wundersame Geschichte d’Adalbert von Chamisso (1813) raconte l’histoire étonnante d’un homme qui, lassé par une vie de malchance, accepte de se départir de son ombre contre une bourse de Fortunatus aux pouvoirs magiques. Hélas, trois fois hélas, le sinistre personnage avec lequel Schlemihl conclut son marché n’est autre que Le Diable. Si Schlemihl avait lu Faust, il aurait pu se douter de ce qui lui pendait au nez.
L’angle que choisissent de jeter Casanave et Vandermeulen sur ce grand classique de la littérature allemande surprend par son originalité. Mêlant un dessin d’une joyeuse fraicheur à un texte touchant, ils illustrent sans trahir ce que fut l’existence de Chamisso, un aristocrate, Français d’origine que les guerres forcèrent à l’exil en Allemagne. Honni des uns et des autres, Chamisso peinera à trouver un lieu où déposer sa valise et n’aura de cesse d’essayer de résoudre sa crise identitaire. Non-juif fasciné par la culture juive, c’est souvent auprès de cette communauté à la fois mal aimée et admirée pour sa vivacité intellectuelle qu’Adalbert trouvera refuge. C’est là aussi qu’il découvrira le sens du mot « Schlemihl », mot yiddish qui se réfère à un pauvre malheureux dépourvu de chance mais auquel on ajouterait une dimension propre au juif errant, une sorte de « déveinard céleste » en somme, comme lui explique Rahel Levin lors d’une soirée mondaine.
Frappé par la pertinence de ce mot sans équivalent dans les langues françaises ou allemande, Chamisso en concevra le personnage de Peter Schlemihl qui le p
ropulsera sur le devant de la scène littéraire.
Servie par un joli format et des annexes bibliographiques réellement riches de détails, cette bande dessinée enchante, donnant envie de souffler avec vigueur sur la tranche de cet exemplaire de Peter Schlemihl abandonné sur les étagères de notre bibliothèque pour en faire partir la poussière. (sbr)

Romantica, tome 2 : Chamisso, L’homme qui a perdu son ombre, Daniel Casanave et David Vandermeulen, Le Lombard, www.lelombard.com

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Le Z de fin des éditions B.ü.L.b comix

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Une dernière boîte à surprises dessinées et voilà que le mirage éditorial incarné par cette maison d’édition genevoise tire sa révérence. Avec toujours autant d’exigence que d’élégance.

L’histoire est finie. Avec la publication du set Z de ses fameux 2 (w) BOX, la maison B.ü.L.b comix a clos cette série alphabétique et emblématique entamée il y a près de vingt ans et rassemblant une palette d’auteurs qui en font aujourd’hui un observatoire de la scène dessinée mondiale assez unique en son genre. En tout, la série compile finalement 136 bandes narratives qui se déplient sur des accordéons de papier pliés façon leporellos, dressant un panorama des arts dessinés passionnant où la contrainte du format a poussé les auteurs à l’introspection, à l’innovation, voire à l’expérimentation.
Une histoire de la bande dessinée mondiale
Pour cette dernière livraison, ils sont toujours cinq, provenant des quatre coins du monde. On ne saura jamais vraiment ce qui guidait les deux éditeurs de la maison B.ü.L.b dans leurs choix, tant la variété des styles et la multiplicité des univers apparaît déroutante. C’est certainement là l’une de ses forces. Ces boîtes au format d’allumettes sont comme des pochettes surprises. On achète et, même si les noms des auteurs sont tamponnés sur l’une des faces de la dite box, difficile de savoir à quoi s’attendre en son « fort » intérieur de papier cartonné. Quand le Japonais Yūichi Yokoyama déroule une narration stroboscopique faite d’onomatopées et de points de trame tel une relecture contemporaine d’un tableau de Roy Liechtenstein, le Suédois Jockum Nordström se fend d’une peinture rupestre entre bestiaire de basse-cour à l’aquarelle et souvenirs d’enfance faits de silhouettes découpées. Rayon bizarreries, notons la contribution de Blexbolex qui, loin de ses imagiers et autres histoires à double fond, nous donne ici à lire une histoire faite de clichés photographiques sur la base d’un « Je ne me souviens pas » qu’on peut imaginer emprunté à Pérec, voire à Prévert.
Parce que c’est la fin de l’histoire, cette série apparaît imprimée en quadrichromie. Un 2(w) se lit case par case, recto verso en général. Il peut aussi se déplier sur ses 350 mm de longueur et apparaître tel un retable moderne. Au moins. Le 2(w) énigmatique de Nicholay Baker s’offre, quant à lui, une performance « zoetropique », à savoir qu’en faisant se rejoindre les deux bouts de la bande et en plaçant celle-ci, de manière sphérique, sur un tourne-disques, les illustrations minérales et forestières de cet auteur « transnitréen » s’animeront d’elles-mêmes. Une manière de boucler la boucle. Et de garder longtemps dans un coin de sa tête ou de sa cheminée la douce utopie constituée par cette aventure aux allures de mirage éditorial. (mp)

2wBOX Set Z, Jockum Nordström, Yūichi Yokoyama, Elvis Studio, Blexbolex et Nicholay Baker, B.ü.L.b comix,
www.bulbfactory.ch/comix/

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