Écrire là où ça fait mal

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Comment entendre « Lampedusa » sans ressentir un malaise, du chagrin, de la honte peut-être ? Comme Maylis de Kerangal, qui prend le temps, avec À ce stade de la nuit, de s’arrêter pour chercher les mots.

On commence par un pont (Naissance d’un pont, prix Médicis 2010), on passe par une transplantation cardiaque (Réparer les vivants, Grand prix RTL, Prix France-Culture/Télérama 2014) et on se retrouve, presque naturellement, à s’interroger sur une des plus douloureuses actualités de notre temps : cette crise migratoire qui déverse ces cadavres dans une Méditerranée transformée en morgue. Comment entendre « Lampedusa » sans ressentir un malaise, du chagrin, de la honte peut-être ? Un nom qui ne signifiait rien d’autre qu’un point géographique quelque part au sud-ouest de la Sicile et qui doit désormais sa célébrité à sa position d’île formidable, à mi-chemin entre le continent que l’on veut fuir et celui qui promet sans donner. Un nom qui résonne comme une litanie que les plus sensibles d’entre nous aimeraient ne plus entendre. Comme Maylis de Kerangal, qui prend le temps, une fois encore, de s’arrêter pour chercher les mots. Des mots pour dire ce qui fait mal, sans tomber dans la mièvrerie bien-pensante des gens qui condamnent – mais cautionnent.

Du Guépard au Swimmer de Burt Lancaster
Comment procède-t-elle, de Kerangal ? Simple, ou presque. Sa narratrice est assise dans sa cuisine, il est tard, elle écoute la radio et entend, encore une fois, ce qui se passe là-bas, tout près, si loin. 350 naufragés, une barque pleine, un incendie, des enfants, des femmes enceintes, des dizaines de jeunes en quête. Ses pensées vagabondent, elle tisse des liens entre Le Guépard, un film qui, lui aussi, comme Lampedusa montrait les splendeurs et décadences de sociétés à la dérive. Puis elle suit cet acteur puissant, Burt Lancaster, dans sa traversée improbable des piscines de ses voisins : « Je veux rentrer chez moi en nageant », assène-t-il à qui veut l’entendre dans le Swimmer. Il faut avoir vu ces films pour délier la pensée de cette femme qui fait du faste « filmé comme un naufrage » chez Luchino Visconti puis de l’eau chlorée des nantis chez Frank Perry un fil rouge qui la ramène sans cesse à cette île : Lam-pe-du-sa. Certes, son fil est personnel, tissé de souvenirs. Mais ne faisons-nous pas tous cela ; ramener les tragédies des autres à celles qui jalonnent notre existence ?

Un texte incisif, qui se joue des frontières, qui ne montre qu’un regard, et qui a la force, précisément, de nous immerger dans cette vision incarnée d’une narratrice finalement quelconque. Pour un peu, on se croirait assis là dans cette cuisine, une tasse de café à la main, à se demander si ce monde est bien celui que nous avons choisi pour vivre. (sbr)

À ce stade de la nuit, Maylis de Kerangal, éd. Verticales / minimales, 75 p.

Maylis De Kerangal
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