De l’utopie à la dystopie

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A la veille de la COP21, un ouvrage essentiel. Ou comment le nourrir tout le monde à tout prix se transforme en empoisonnement collectif.

Qui dit « dystopie » invoque en principe les univers noirs de la littérature d’anticipation selon Orwell et Huxley, ou encore le petit monde étriqué de Kafka. Cette plongée dans l’absurde, bien que fictionnelle, et qui fichait déjà la chair de poule, trouve avec ce travail de photographies d’Alexa Brunet et de Patrick Herman, une réinterprétation de l’absurde aussi cocasse que désolante. Mélangeant fiction et réalité, le duo photographe/journaliste se donne pour mission de nous montrer, au travers de mises en scène anticipatives, les dérives de l’agriculture invasive telle qu’elle est pratiquée en France à ce jour. Car face au constat que la société d’ultraconsumérisme interdit l’accès au bonheur en nous faisant manger et respirer de la merde, il est malaisé de rester de marbre.
Un jeu de miroirs photographique
Se prenant au jeu des miroirs, le texte couplé à l’image explique ainsi l’événement historique à l’origine du cliché. Exemple de ce qui aurait pu n’être qu’un fait divers: En mai 2014, dans le nord de la Gironde, l’épandage aérien de pesticides a causé l’intoxication d’une maîtresse d’école et de ses 23 élèves. Résultat : suspension juridique des autorisations d’épandages, puis plaintes des exploitants agricoles, puis dérogations à la suspension, puis retour à la case départ… pas difficile à saisir. La photographie qui illustre l’événement, la voici :

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Là aussi, pas difficile à saisir. On n’a qu’une envie : aller vivre ailleurs. La photographie de Brunet, qui renvoit une fausse impression de sérénité grâce à des couleurs savamment contrastées, nous force pourtant à y regarder de plus près. Car c’est bien nous, chalands fidèles aux fraises hors-saison, qui contribuons par nos caprices à la mutation de notre planète en cauchemar.
Sous la plume journalistique d’Herman, rien n’est épargné non plus : des OGM à l’érosion des sols en passant par les pesticides et la pullulation des algues côtières, sans oublier les conditions de vie des cochons en contraste avec l’avancée des technologies irrespectueuses des cycles naturels, chacun y prend pour son grade. Et cette vraie question : si la faim gagne dans le monde, n’est-ce pas que notre modèle agro-alimentaire est en bout de course? (sbr)

Dystopia, Alexa Brunet (photographies) & Patrick Herman (textes), Ed. Le Bec en l’air (www.becair.com)

9782367440712FS

Comment le ping-pong a fait tomber le mur de Berlin

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A l’ombre des événements de 1989, un match de ping va changer la vie d’un petit gamin. Ou comment grande et petite histoire sont comme serviette et torchon.

Le petit Mirko, douze ans et moins d’un mètre trente, grandit tant bien que mal au milieu du Berlin-Est de 1989. A deux doigts de s’effondrer, le mur préoccupe les adultes qui pressentent que leur univers coco-communiste se fissure et qu’il serait peut-être temps d’envisager des alternatives politiques et sociales. Tandis qu’ils échafaudent des plans d’évasion à l’Ouest, Mirko s’efforce de s’intégrer à l’école et de maîtriser ses émois matinaux. Elève soucieux et un peu ringard, il est par trop souvent la risée de ses camarades bien plus costauds qui se font un plaisir de l’attendre à la sortie du préau pour lui donner une leçon de vie. Seul domaine où il excelle : le ping-pong. Heureusement, voilà que le nouveau, un rebelle dont le père a filé de l’autre côté des barbelés, a un beau coup de raquette et pas beaucoup d’amis. Mirko et Thorsten s’associent donc et montent le plus grand tournoi de tennis de table interplanétaire-local, forçant par là-même l’admiration de leurs adversaires et la réprobation de leurs profs.
D’Est en Ouest
Bande-dessinée résolument autobiographique, Kinderland cumule les qualités : son format étendu (près de 300 pages) nous rappelle les logorrhées graphiques des Carottes de Patagonie (Lewis Trondheim) ou les errances transculturelles de Guy Delisle, la couleur en plus. Quant au regard de Mawil, il a cette qualité de mettre en lumière, sans juger, que si les adultes s’excitent autour d’événements politiques même majeurs, cela n’ôte rien à l’importance d’un match de ping-pong entre gosses. Surtout s’il se fait avec une raquette durement échangée contre un disque de Depeche mode chouré à l’Ouest lors d’une sortie en famille. (sbr)

Kinderland, Mawil, éd. Gallimard / reprodukt, 292 p. (www.bd.gallimard.fr & www.reprodukt.com)

97839431439041

Matthias Zschokke, entreprise de (dé)construction littéraire

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Portrait d’un écrivain en creux et en mails, ce recueil est une mine à fragments textuels, une somme logorrhéique, un totem littéraire. Une œuvre majeure.

Il est de ces livres dont on peut dire qu’ils vont marquer l’histoire littéraire, quand bien même ce Courriers de Berlin, dans l’œuvre de Matthias Zschokke, apparaît comme un caillou dans la chaussure, une parenthèse dans la litanie de romans qui font son quotidien.
C’est que ce bouquin (aussi gros que la collection du même nom) n’est d’abord qu’un recueil de mails, plusieurs milliers, une correspondance numérique éditorialisée et mise ensuite bout à bout pour en faire une somme livresque. Mais c’est bien plus que cela. C’est un journal, comme on l’entendait des correspondances écrites dans les siècles passés (Flaubert, Gide et Cie), qui nervure jour après jour les difficultés d’un écrivain à vivre de son travail. C’est une histoire de vie à peine romancée (débitée néanmoins en fichier Word comme s’il fonctionnait encore à la machine à écrire), écrite sur le fil de son mail. C’est un drone littéraire qui vous révèle les multiples facettes d’un auteur en prise / aux prises avec son temps. Condamné à s’exiler toujours plus à l’Est pour vivre de son métier. A quémander des avances ici ou là. A accepter des ateliers et des lectures pour remplir la tambouille. A espérer d’hypothétiques récompenses en monnaie sonnante et trébuchante.
Il ne nous épargne rien de ses menus détails de la vie, et c’est ce qui rend le livre d’autant plus fascinant. S’il n’était encore en vie, on pourrait presque déjà y voir le biopic qu’on pourrait en tirer. Le type de film qui ramasserait une pelletée de pognon tandis que son auteur a mouru dans la dèche, oublié de ses contemporains, mais glorifié dans les manuels scolaires.
Ecrit vain. E-cri vain.
On le dit d’autant plus que Zschokke est un auteur qui apparaît dans toute sa pureté littéraire, entièrement voué à son art, pas prêt à la moindre concession qui pourrait venir ternir la qualité de sa production. On ne va pas l’en blâmer, il écrit une oeuvre. Il terminera peut-être dans la Pléiade ou son équivalent allemand. C’est en tous cas à ce niveau qu’il évolue. Mais ce Courriers de Berlin nous emmène plus loin du rivage, comme une mise en abyme de la douleur existentiel d’un auteur quasi ratatiné. Ecrivain. Ecrit vain. E-cri vain.
Lire ce Zschokke-là, c’est découvrir un homme malgré tout ronchon et geignard parfois, embarrassé par les questions d’argent souvent, capable d’enthousiasmes aussi sincères que de descentes en flammes kamikazes. Critique littéraire, critique culturel, critique de son temps, critique de tout, certainement emporté par le flot de son quotidien.
A lire maintenant, demain, tout le temps, par bribes ou en continu, au coucher pour grignoter une pensée ou dans le tram parce que sa forme s’y prête bien. Un livre de son temps finalement. (mp)

Courriers de Berlin, Matthias Zschokke, Editions Zoé, 861 p. (www.editionszoe.ch)

9782881829086FS

Je meurs, tu meurs, il meurt, nous finirons tous par mourir…

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Mode d’emploi pour faire le deuil d’une mère adorée ou d’un père honni. Où la famille fait naître des sentiments d’amour et d’indifférence haineuse.

De quoi ça parle ?
1. Lorsque Blanca était toute gamine, pour l’aider à surmonter la disparition de son père, sa mère lui raconta l’histoire de cet empereur chinois qui convoqua ses sages afin qu’ils lui livrent une phrase qui servirait à faire face dans toute les situations ardues de l’existence. Après moult délibérations, ils revinrent avec cette proposition : « Ca aussi, ça passera. » Lorsque la mère meurt, des années plus tard, Blanca se souvient.
2. C’est en écoutant son répondeur que Sophie apprend que son père est mort. Enfin. Trente années d’agonie, pieds et poings liés à la maladie de Parkinson, avec pour infirmière une épouse aussi dévouée que lasse. Car ce père-ci n’était pas aimable, plutôt à ranger dans la catégorie des tyrans casaniers, inspirant à ses trois enfants une terreur muette.

Qui sont les héros ?
1. Blanca, une femme libérée, la quarantaine pétillante qui oscille entre sa vénération pour le modèle maternel, la brûlure face au vide que la mort laisse dans son sillon et cette irrépressible envie de continuer à vivre, à tout prix. Dans la maison de Cadaquès où elle a été heureuse défilent ses amants, ex-amants, les deux pères de ses deux enfants, des copines écervelées, le tout au rythme d’un été décroissant.
2. Une famille qui, resserrée autour du cercueil, se demande quelles étaient les qualités du défunt. Car ils ont beau se forcer, aucun des trois frères ne pleure, ça ne sort pas. Ils se retournent vers la mère, vers les paysages rêches de leur Bretagne natale, en quête de réponses. Et s’il avait souffert, lui aussi, de son indomptable colère ?

Pourquoi on aime ?
1. On aime parce que Milena Busquets mélange telle une équilibriste les réflexions profondes avec la futilité, parce qu’elle parvient à nous parler de la circonférence de son nombril avant de nous livrer une déclaration d’amour à la mère à vous arracher des larmes, parce que son texte est parsemé de maximes à transporter dans son porte-monnaie, parce qu’elle établit avec élégance qu’il est aussi difficile d’être triste que joyeux.
2. Pour un premier roman, Nelly Alard révèle un drame familial en évitant les lourdeurs qu’on aurait pu craindre à l’annonce du sujet. L’humour grinçant dont elle use ci et là – sans toutefois verser dans le cynisme – nous offre de quoi réfléchir au message que passe le livre, comme un relai : « Il y a des gens qui ne laissent aucun bon souvenir. » A méditer.

1. Ca aussi, ça passera, Milena Busquets, traduit de l’espagnol par Robert Amutio, éd. Gallimard, 176 p. (www.gallimard.fr)
2. Le crieur de nuit, Nelly Alard, éd. Gallimard, 112 pages (www.gallimard.fr)

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Col blanc et cagoules noires

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Dans ce huis-clos sans échappatoire, voyeurisme et terrorisme sont les mamelles du nouveau monde. Malheureusement, celui-ci est aveugle et Eliott est son invité.

40 jours, 13 heures, 7 minutes et 2 secondes. C’est le temps qu’Eliott Gast, économiste américain, a été kidnappé.
Gast, c’est l’invité en allemand. Sachant qu’il s’est fait cueillir à la sortie d’un resto baptisé Le Nez fin, à Bruxelles, on peut dire qu’il n’a pas eu le nez creux sur ce coup-là. Mais bon. On l’imagine homme d’affaires visqueux, banquier véreux, gestionnaire de fonds d’investissement globuleux ou quoi que ce soit qui permette de le cataloguer au rayon des globalisateurs profiteurs et qui puisse justifier son enlèvement… mais il n’est qu’un économiste en goguette. Un rouage parmi d’autres. C’est en tout cas ce qu’il veut nous montrer et le profil qu’on attend de voir exploser au fur et à mesure des pages dans un huis-clos guantanamesque où le condamné est empiécé vivant.
Oui ou non, répondez
Si la partie première semble une aimable séquestration qui se résoudra par une quelconque rançon, la suite n’en est que plus préoccupante, dès le moment où il se rendra compte que sa soustraction au monde ne doit rien au hasard. Vidéosurveillé par de multiples œilletons de caméra, il est une proie, le sujet d’une expérience retransmise en direct. Milgram est un Big Brother impitoyable. Pion d’un système qui le dépasse, il est l’élu, celui qui a été casté pour avoir son quart d’heure de gloire. Où le voyeurisme vient collisionner le terrorisme, où l’aveuglement des uns se heurte à la cécité des autres.
« Oui ou non répondez/ Oui ou non oui ou non moi pour ce que j’en sais vous savez, je veux dire je n’étais qu’à leur service, l’homme à tout faire on peut dire, et ce que je peux en dire, du reste je n’en sais rien, est-ce qu’on se confie à un domestique… »
D’une certaine manière, cet Aveuglé de Stona Fitch, c’est L’Inquisitoire de Robert Pinget revu aux lumières d’Orange mécanique question graduation de la violence physique et psychologique. Dans une spirale infernale, Eliott est l’invité, amateur de la vie et de ses plaisirs, qui va être mutilé de ses sens, l’un après l’autre.
Quelque chose va vous arriver
Le monde est aveugle. Mais que se passe-t-il une fois privés de la vue. De la vie. Y voyons-nous plus clair ? Si la plume de Fitch explore les méandres des questionnements humains, il préfère nous laisser à cran, à bout, à chacun de faire ses choix en connaissance de cause. Après, une fois Aveuglé refermé, il est vrai qu’on peut être enclin à modifier légèrement sa vision des choses. Car ce qui a commencé comme un aimable jeu de rôles grandeur nature a fini par tourner à l’aigre, au vitriol et au brûlé. On en ressort alors éclairé, mais un peu sonné. (mp)

Aveuglé, Stona Fitch, 264 p., éd. Sonatine + (www.sonatine-editions.fr)

97823558435940-2739280-1