se pencher sur l’œuvre (naissante) de Fabienne Radi

3 raisons

Enseignante à la HEAD de Genève, elle écrit de courts textes intimes et artistiques. Des bouffées de littérature drôles et performatives.

1. Parce que la première phrase tirée de la nouvelle Les Plis dans la couverture(elle-même tirée du recueil Oh là mon Dieu) commence ainsi : « Entre 20 et 24 ans j’ai passé beaucoup de temps à regarder des cailloux. » Et qu’un bon incipit ment rarement sur la qualité du texte qui va en découler.

2. Parce que Fabienne Radi est une collectionneuse de l’instant, une entomologiste attentive qui tricote les micro faits de son quotidien une fois à l’endroit, une fois à l’envers. Dans ses historiettes, on y croise Sitting Bull, Burt Lancaster, Jean-Yves Jouhannais, Romain Gary ou un guide de montagne vaudois ressemblant à Paul Newman et circulant dans un break Volvo (ce qui le fait moins quand même). Mais elle se dévoile surtout dans son mécanisme de travail / pensée où une idée en fait surgir une autre, rebondissant d’une phrase sur l’autre et créant de l’inattendu à chaque coin de page. C’est ainsi qu’elle arrive à sauter de la performeuse hypnotique Marina Abramovic au menu Bison de l’Auberge communale de Collex-Bossy. Avec drôlerie et suffisamment de brio pour qu’on en redemande.

3. Parce qu’elle a cette capacité à partir de rien, ou si peu, et de tisser une histoire dont il est absolument impossible d’en dire ce qu’en sera la fin. Si elle consiste en une brillante introduction à l’art contemporain dans une acception large auprès de n’importe quel béotien dubitatif, elle est aussi une formidable machine à créer de la littérature gaie, ludique, voire jouissive.
Dans le même registre, elle avait déjà brillé dans le livre Cent titres sans Sans titre (Ed. Boabooks), déjà adoré par moi-même. (mp)

Oh là mon Dieu, Fabienne Radi, Ed. art&fiction, 69 p. (www.artfiction.ch et www.fabienneradi.ch)
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Mais qui est Paul ?

comment

Pour la septième aventure de son avatar dessiné, Michel Rabagliati nous emmène dans le Nord. Au plus profond de ses souvenirs.

(Québec, épisode 3)
Paul par ci, Paul par là. Depuis une bonne quinzaine d’années, le Québecois Michel Rabagliati a fait de son double en noir & blanc une figure majeure de la littérature locale, un bonhomme tout simple qui traverse sa vie et les épisodes majeurs de l’histoire de la Belle Province avec la légèreté de l’ado / adulte qui a pris le temps de se trouver et qui, today, a suffisamment de recul / de hauteur pour se remémorer les bons et moins bons moments de la vie.
Bienvenue dans le Nord
Dans le Nord, il y a les Laurentides. Un premier amour, une première mobylette (un Puch comme chez nous), un premier joint, le chalet sur plan de vacances de son brico-paternel et Marc. Elève de la « Poly », Marc symbolise l’ado libéré, échevelé, un peu grande gueule, un peu politisé, figure de référence qui s’en vient défricher les années à venir. On est en 1976, année des Jeux Olympiques de Montréal (et de l’avènement de Nadia Comaneci. Lire Lola Lafon avec La communiste qui ne souriait jamais chez Actes sud).
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Ado pas rebelle mais un peu brêle, mignon mais pas complètement dégourdi, Paul apparaît au fil des années comme le double de tout ado qui se respecte. Qui qu’on soit, chacun peut y trouver un bout à grignoter, un pan de vie qui le renvoie à ses expériences. Comme la fois où il a failli mourir dans le blizzard. Comme celle du premier palper de « boules » avec une copine de circonstance. Ou de son premier amour qui le laissera terrassé, anéanti, décomposé, le cœur brisé en milliers de petits morceaux… Parce qu’il avait trop aimé. Rabagliati n’invente rien, ou si peu, mais il a capacité à raconter qui fait de ses histoires de véritables madeleine de Proust. Parce que Paul dans la Nord, c’est bien. Mais dans la foulée, on a (re)lu les six autres tomes empruntés à la bibliothèque du coin de la rue. Et on y a pris autant de plaisir. Comme on est bientôt à Noël, c’est aussi typique le beau bouquin à offrir à son gamin, un ado justement, car il y a là une forme de bande dessinée initiatique bourrée d’expériences, d’interrogations et de situations de vie que certains trouveront certainement plus facile d’aborder ainsi.
Sinon Paul existe aussi au cinéma, dans l’adaptation éponyme de Paul à Québec. Mais qui est Paul ? C’est chacun d’entre nous (en tous les cas, moi), et ça, c’est vachement fort. (mp)

Paul dans le Nord, Michel Rabagliati, Ed. La Pastèque, 179 p (www.lapasteque.com)

9782923841786

André Bucher, marcheur des bois

critiques

Dans un livre où la nature est partout présente, il nous livre un récit intimiste, épique et romantique, où la survie tient à peu de mots.

Il y a quelques années, dans une lointaine version papier du Syllabus, on avait chroniqué le premier livre publié d’André Bucher chez Sabine Wespieser : Le Pays qui vient de loin. Une grosse baffe à l’époque, et un amour immédiat pour cette vallée du Jabron, nichée près de Sisteron, hors du monde, mais tout son monde à lui. Depuis, on était parti sur d’autres coteaux, d’autres alpages, qui nous ont fait découvrir le Jura de Jean-Pierre Rochat, les Grisons d’Arno Camenisch, la vallée de l’Hongrin de Blaise Hofmann…
Retour à la nature
Sur un mode Walden / Thoreau, on aime se frotter à cette littérature de la nature où le langage des oiseaux vient se superposer aux mille et une essences végétales, où les rondeurs minérales viennent gêner le lent écoulement du ruisseau dans le calme d’un champ brouté par un troupeau de meuglantes à lait. Où l’homme doit faire face à la nature et aux épreuves qu’elle lui impose.
Sis au pays de Giono, Alpes-de-Haute-Provence, André Bucher écrit comme il travaille. Avec précision et une certaine économie de l’effort, préfèrant le mot juste aux belles paroles / aux gestes superflus, qu’il s’agisse de bucheronner, de déblayer ou de siphonner un conduit gelé. Son bagage textuel et sémantique le rapprocherait ainsi des Eskimaus qui possèdent une bonne vingtaine de mots pour décrire les différentes nuances du blanc les entourant et que lui semble utiliser toujours à bon escient.
De Mireille à Muriel
Dans cette réédition en poche, David déneige le ciel comme d’autres pelletent les nuages. Collecteur de petits riens, compilateur du quotidien, catalogueur d’humeurs météorologiques. Depuis la mort de sa femme Mireille, il s’est rapproché de Muriel. Depuis la disparition de Martine, fille d’icelle, il a perdu la trace de la sienne, descendue à la ville. Alors quand Antoine, son « fils de rechange » lui annonce sa venue pour la veille de Noël et que le temps se gâte, il part à sa rencontre. Coincé entre le blizzard et les hallucinations bizarres, il remonte le fil de sa vie, croise les copains du quotidien, ressasse les erreurs du passé, peine à se projeter vers l’avenir… mais toujours il avance. Solide sur ses jambes, fort dans sa tête. C’est une histoire de vie que Bucher nous raconte là, version masculine d’Un cœur simple, mâtiné d’une bonne dose de romantisme au coin du feu et d’aventures aussi épiques que celles tombées d’un canard de montagne. En choisissant de se dérouler sur une journée et une nuit d’hiver, ce livre contient une année d’existence dans chacune de ses pages. Ce qui, malgré sa relative maigreur, donne une vie bien remplie. De celles qui font grandir une fois le livre refermé. (mp)

Déneiger le ciel, André Bucher, Sabine Wespieser Editeur, 146 p. (www.swediteur.com)

9782848051970FS