Camus, quand la littérature montait aux barricades

Nul besoin de se torturer les méninges pour savoir s’il faut relire l’oeuvre d’Albert Camus. Mais, comme on ne sait jamais, voici cinq pistes pour s’en convaincre.

Le plus cruel: Caligula (pièce de théâtre composée à vingt-cinq ans)
«Les hommes pleurent, parce que les choses ne sont pas ce qu’elles devraient être». Empereur romain d’une grande bonté, Caligula se métamorphose pour adopter les traits d’un tyran suite à la mort de sa maîtresse. Mais loin de reconnaître en son chagrin amoureux l’origine de sa cruauté, il s’attellera à détruire de façon systématique et arbitraire tout espoir chez l’être humain. Son leit-motiv? Puisque la vie est absurde et que les Dieux lui ont offert le pouvoir d’exercer un droit de vie et de mort sur terre, à quoi bon s’en priver? Inutile de dire que Caligula, autoproclamé démiurge, finira sous la lame des conspirateurs.

Le plus absurde: L’étranger (roman, 1942)
Evidemment, vous vous souvenez de ces deux premières phrases mythiques : «Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas». Elles introduisent un roman qui continue d’être lu par des dizaines d’étudiants en quête de sobriété, de destin tragique, d’un soleil qui tape sur le crâne sans merci. Sans Meursault. Qui mourra sot, en effet, faute de pouvoir reconnaître sa faute dans l’élan qui l’a poussé à tuer un homme, sur une plage, comme ça. On aurait envie de dire, juste pour voir.

Le plus abouti: Le mythe de Sisyphe (essai, 1943)
Qu’est-ce qui pousse Sisyphe à remonter la pente, inlassablement, poussant devant lui le poids de sa punition, une pierre énorme impossible à contourner? Qu’est-ce qui, en d’autres termes, pousse l’homme à accepter son destin de mortel, à se passionner pour les orchidées, la littérature ou la haute montagne? A se sentir vivre et à s’autoriser d’aimer? Camus argumente, développe et finit par affirmer: il préfère imaginer un Sisyphe heureux…

Le plus percutant: Discours de Suède (lors de la remise du Prix Nobel, 1957)
«Créer aujourd’hui, c’est créer dangereusement» scandait Albert Camus à la tribune de Stockholm. Les temps ont changé et l’écrivain engagé n’est plus, du moins sous nos latitudes, mais il demeure tout aussi pertinent de relire (ou d’écouter – archives INA) la révolte d’un écrivain qui n’a eu de cesse de chercher à réconcilier l’art et la vie. Dans un élan créateur où l’homme se fait aussi admirable que l’artiste.

Le plus intime: Le premier homme (roman posthume)
L’accident de voiture qui emporta Camus nous laissa un manuscrit qu’il transportait dans sa sacoche. Et alors qu’on le disait mort sur le plan littéraire depuis son Nobel (cette litanie vous rappelle d’autres cas semblables?), une confession attendait de jaillir, toute en nuances. L’image d’un jeune homme sur la tombe de son père, en quête d’une identité à conquérir. Oui, cela semble banal. Et pourtant, comme souvent avec Camus, se sont des sensations, éparses, qui demeurent une fois l’ouvrage reposé sur la table de chevet. (sbr) 

Pourquoi, 65 ans après sa sortie, relire 1984?

Parce qu’il y a là bien plus qu’un simple roman prophétique rédigé dans l’urgence d’une vie qui s’achève. Piqûre de rappel.

Georges Orwell, peu l’ignorent, mena une vie pour le moins chaotique. Tour à tour journaliste, sans domicile fixe, voyageur, professeur ou pacifiste militant, il expérimenta sans concessions tout ce qui pourrait faire de lui un écrivain. De fait, il n’y avait rien d’inné ni de spontané dans son rapport à l’écriture. C’est donc à force de travail qu’il se hissa au nombre des romanciers qui peuvent se targuer, post mortem, d’appartenir aux classiques.
Une date fatidique
L’immersion dans 1984 (inversion de la date à laquelle le texte fut rédigé) requiert du temps. Le roman est épais, la mise en route paraît lente. Au départ, un appartement étriqué dans lequel Winston Smith vit seul. Il s’essaie, après une journée de travail harassante au Ministère de la Vérité, à laisser une trace de son passage dans cette Londres dégénérée de l’an 1984. Dans un cahier qu’il s’est procuré d’une manière illicite auprès d’un antiquaire poussiéreux, il espère pouvoir dire – mais à qui? – de quoi était fait le quotidien des habitants d’Oceania. Pour ce faire, il doit échapper au télécran et à Big Brother qui le surveillent sans relâche. Sans compter que Winston doit surmonter sa peur. Son monde est en guerre, on ne le laissera pas trahir le pouvoir suprême par des tentatives de subversions. Il hésite, tremble devant sa page blanche, ne sachant que léguer à une postérité dont l’existence même est remise en cause.
Cet homme pas spécialement courageux, ni vraiment aimable et au nom terriblement banal qu’Orwell place au centre de son récit, parvient très vite à nous emmener dans un univers fait de réalité (l’existence historique de Londres, des concept humains tels que la guerre, des hommes et des femmes échangeant des sentiments amoureux) et de science fiction. Or, ce qui s’avère déconcertant pour le lecteur du XXIème siècle, c’est que cette frontière entre délire et réalité, qui fut perçue clairement lors de la publication du roman en 1949, n’existe plus à ce jour. La télésurveillance, la prolifération des dictatures et des conflits, la sophistication des tortures, tout cela est avéré. La presse nous en abreuve, le scandale est en permanence à nos portes. Et l’on ne peut lire le journal sans être pris de nausées.
Une fiction qui a rejoint la réalité
Alors que dit Orwell qui mérite que l’on relise 1984? Beaucoup plus, en tout cas, qu’une simple description de la stupeur que peut ressentir l’homme devant un destin injuste, devant une vie de misère et de castration. Car Winston, emporté dans un mouvement à la fois amoureux et bestial pour Julia, rejoindra les rangs de l’opposition. Tous deux se soulèveront pour lutter contre l’oppression, tous deux finiront dans les cachots du Ministère de l’Amour, torturés, traîtres et infiniment victimes de cette peur primitive de la mort qui amène l’homme à se renier. Mais je ne veux pas raconter la fin…
Sans doute la beauté de ce texte réside-t-elle dans l’exploration raffinée que fait l’auteur de l’âme humaine. Des élans nobles qui nous poussent vers notre prochain et dans lesquels chacun aimera à se reconnaître, Orwell passe sans pitié aux mécanismes de défense qui nous contraignent, et cela est moins agréable à entendre, à commettre l’irréparable dans le seul but de sauver sa peau. (sbr) 

 

1984, George Orwell, Ed. Folio, 439 p.