Mais qui est Paul ?

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Pour la septième aventure de son avatar dessiné, Michel Rabagliati nous emmène dans le Nord. Au plus profond de ses souvenirs.

(Québec, épisode 3)
Paul par ci, Paul par là. Depuis une bonne quinzaine d’années, le Québecois Michel Rabagliati a fait de son double en noir & blanc une figure majeure de la littérature locale, un bonhomme tout simple qui traverse sa vie et les épisodes majeurs de l’histoire de la Belle Province avec la légèreté de l’ado / adulte qui a pris le temps de se trouver et qui, today, a suffisamment de recul / de hauteur pour se remémorer les bons et moins bons moments de la vie.
Bienvenue dans le Nord
Dans le Nord, il y a les Laurentides. Un premier amour, une première mobylette (un Puch comme chez nous), un premier joint, le chalet sur plan de vacances de son brico-paternel et Marc. Elève de la « Poly », Marc symbolise l’ado libéré, échevelé, un peu grande gueule, un peu politisé, figure de référence qui s’en vient défricher les années à venir. On est en 1976, année des Jeux Olympiques de Montréal (et de l’avènement de Nadia Comaneci. Lire Lola Lafon avec La communiste qui ne souriait jamais chez Actes sud).
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Ado pas rebelle mais un peu brêle, mignon mais pas complètement dégourdi, Paul apparaît au fil des années comme le double de tout ado qui se respecte. Qui qu’on soit, chacun peut y trouver un bout à grignoter, un pan de vie qui le renvoie à ses expériences. Comme la fois où il a failli mourir dans le blizzard. Comme celle du premier palper de « boules » avec une copine de circonstance. Ou de son premier amour qui le laissera terrassé, anéanti, décomposé, le cœur brisé en milliers de petits morceaux… Parce qu’il avait trop aimé. Rabagliati n’invente rien, ou si peu, mais il a capacité à raconter qui fait de ses histoires de véritables madeleine de Proust. Parce que Paul dans la Nord, c’est bien. Mais dans la foulée, on a (re)lu les six autres tomes empruntés à la bibliothèque du coin de la rue. Et on y a pris autant de plaisir. Comme on est bientôt à Noël, c’est aussi typique le beau bouquin à offrir à son gamin, un ado justement, car il y a là une forme de bande dessinée initiatique bourrée d’expériences, d’interrogations et de situations de vie que certains trouveront certainement plus facile d’aborder ainsi.
Sinon Paul existe aussi au cinéma, dans l’adaptation éponyme de Paul à Québec. Mais qui est Paul ? C’est chacun d’entre nous (en tous les cas, moi), et ça, c’est vachement fort. (mp)

Paul dans le Nord, Michel Rabagliati, Ed. La Pastèque, 179 p (www.lapasteque.com)

9782923841786

Comment le ping-pong a fait tomber le mur de Berlin

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A l’ombre des événements de 1989, un match de ping va changer la vie d’un petit gamin. Ou comment grande et petite histoire sont comme serviette et torchon.

Le petit Mirko, douze ans et moins d’un mètre trente, grandit tant bien que mal au milieu du Berlin-Est de 1989. A deux doigts de s’effondrer, le mur préoccupe les adultes qui pressentent que leur univers coco-communiste se fissure et qu’il serait peut-être temps d’envisager des alternatives politiques et sociales. Tandis qu’ils échafaudent des plans d’évasion à l’Ouest, Mirko s’efforce de s’intégrer à l’école et de maîtriser ses émois matinaux. Elève soucieux et un peu ringard, il est par trop souvent la risée de ses camarades bien plus costauds qui se font un plaisir de l’attendre à la sortie du préau pour lui donner une leçon de vie. Seul domaine où il excelle : le ping-pong. Heureusement, voilà que le nouveau, un rebelle dont le père a filé de l’autre côté des barbelés, a un beau coup de raquette et pas beaucoup d’amis. Mirko et Thorsten s’associent donc et montent le plus grand tournoi de tennis de table interplanétaire-local, forçant par là-même l’admiration de leurs adversaires et la réprobation de leurs profs.
D’Est en Ouest
Bande-dessinée résolument autobiographique, Kinderland cumule les qualités : son format étendu (près de 300 pages) nous rappelle les logorrhées graphiques des Carottes de Patagonie (Lewis Trondheim) ou les errances transculturelles de Guy Delisle, la couleur en plus. Quant au regard de Mawil, il a cette qualité de mettre en lumière, sans juger, que si les adultes s’excitent autour d’événements politiques même majeurs, cela n’ôte rien à l’importance d’un match de ping-pong entre gosses. Surtout s’il se fait avec une raquette durement échangée contre un disque de Depeche mode chouré à l’Ouest lors d’une sortie en famille. (sbr)

Kinderland, Mawil, éd. Gallimard / reprodukt, 292 p. (www.bd.gallimard.fr & www.reprodukt.com)

97839431439041

Alessandro Mercuri est-il le Julian Assange du monde littéraire ?

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Avec « Le dossier Alvin », il nous offre une enquête maraboud’ficelles où archives déclassées, mythologie et pop culture s’orchestrent en un mélange aussi documenté que burlesque, aussi fictionnel que réel.

Attention ovni. Ou plutôt bathyscaphe. Voilà une histoire qui débute comme une séance de cinéma avec la diffusion du Dr. Strangelove de Kubrick éclairé à la torche d’une vestale de la Columbia et qui s’achève par une sentence van dammienne du 43ème président des Etats-Unis. Georges W. Bush. Où l’on retrouvera en autant de coups de vent brice de niciens l’assassinat de JF Kennedy, les Village People, une attaque de narval, la découverte de l’hirsute Galathée Yéti, la quasi exploration du Titanic et les 4’702 plongées effectuées dans le plus grand secret de fonds administrativo-abyssaux par Alvin, submersible doté d’invisibilité jusqu’à ce qu’Alessandro Mercuri se plonge dans son journal de bord déclassifié.
E la nave va
C’est là que commence l’aventure poético-fictionnelle, mélange d’art et de fiction (ça tombe bien, c’est la mission de son éditeur), entreprise de démystification d’une réalité tronquée où la vérité n’est jamais celle à laquelle on pourrait croire. On nous mentirait ? Le dossier Alvin, c’est un Wilikeaks passé à la moulinette d’un écrivain au moins aussi barré que la galerie de personnages qui transitent dans son bouquin. Reagan, Don Quichotte, Dr. No, Ursula Andress, Rita Hayworth. C’est que Mercuri est un fieffé manipulateur, le savant fou qui fait écho au héros kubrickien qui en ouvre le livre. Un as du collage et du détournement d’images. Un Julian Assange qui vous révélerait le sens profond de l’existence à coup de scoops plus invraisemblables les que les autres, à l’occasion « de missions classées « secret defense » qui ont modifié le cours de l’histoire de l’humanité et celle des poisons ». Où vous apprenez que tout est lié. Ca ne doit du reste pas être un hasard si les agents Fox Mulder et Dana Scully reprennent du service en cette fin d’année 2015.
« Né durant la guerre froide, Alvin, de son vrai nom Alvin DSV-2, est un submersible de la U.S. Navy, la marine de guerre des États-Unis ». Un bâtiment vaguement ventripotent, à l’esthétique mi Yellow submarine mi Barbapapa, plus Wes Anderson que commandant Cousteau, et qui pourrait être le sujet d’un film signé des inénarrables ZAZ (Zucker Abrahams Zucker). Il est surtout le prétexte à un déversement encyclopédicoludique où les grands fonds apparaissent comme des miroirs sans tain à ceux qui ne savent pas les regarder. A la fois enquête, roman, livre d’artiste bombardé d’images éclairantes, ce dossier Alvin est de ces bouquins qui vous donnent envie de repiquer aussitôt une tête dedans.
Par contre, il n’y a aucun rapport ou sens caché à imaginer avec le film Alvin & les Chipmunks. Enfin, à notre connaissance. (mp)

Le dossier Alvin, Alessandro Mercuri, 176 p., éd. art&fiction / coll. RE :PACIFIC (www.artfiction.ch)

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Pourquoi tous les raccourcis mènent-ils aux Roms ?

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Dans un ouvrage à la militante luminosité, le collectif PEROU fait face à l’absurdité administrative et l’inhumanité procédurière. Un modèle de contre-pouvoir doublé d’un manuel de savoir-vivre / penser / gouverner / contruire.

Il y a des livres qui ne devraient jamais voir le jour. Maintenant, face à l’aberration humaine, la surenchère administrative, la dérive politicienne, la peur de l’étranger, surtout quand celui-ci revêt les atours du Rom, il y a des cas de force majeure.
Tout est parti d’un arrêté du maire de la ville de Ris-Orangis (département de l’Essonne, en bordure de Paris). Afin de dégager une communauté implantée « illisitement » sur un bout de terrain improbable, cerné par la nationale 7, sans eau ni électricité, un no man’s land impropre à l’habitation en somme, l’élu local s’est fendu d’un document placardé de 8 pages, 21 « VU » et 75 « CONSIDÉRANT », manière de montrer que le dossier avait été bossé de fond en comble et que, malheureusement, pour le bien de tous, il n’y avait pas moyen de faire autrement que d’expulser les familles ici implémentées. Des Roms, pour faire court.
Le PEROU, c’est partout
Dans l’idée de défendre ces habitants et « considérant qu’il est plausible de que tels événements puissent à nouveau survenir », le collectif Pérou a organisé une résistance. D’abord architecturale, notamment avec l’élévation d’une « ambassade (du PEROU donc) », puis par ce manifeste. Au niveau du name dropping, le casting est lourd, mais surtout concerné autour du bateleur textuel qu’est Sébastien Thiéry: les architectes Patrick Bouchain, Loïc Julienne ou Charlotte Cauwer, les philosophes Etienne Balibar, Michel Surya ou Jean-Paul Curnier, le paysagiste Gilles Clément, les écrivains Jean-Christophe Bailly ou Hélène Cixous. 35 salopards réunis pour le meilleur et pour le pire, parce que si Paris n’est pas le PEROU (Pôle d’exploration des ressources urbaines), la lourdeur administrative en devient à ce point caricaturale qu’il paraît nécessaire d’y apporter une réponse circonstanciée par l’absurde. Ces réponses sont ironiques mais documentées, incrédules mais humanisées, violentes mais légitimées. C’est un véritable manifeste de création littéraire au service des « nécessiteux ». Une enclave archi-textuelle, innovante, intelligente, entre ceux qui virent et ceux qui essaient de vivre, entre ceux qui votent l’expulsion et ceux qui luttent contre l’exclusion.
On l’a dit, ce livre ne devrait pas exister. Maintenant, une fois qu’on l’a lu et refermé, il permet de garder les yeux encore bien ouverts. (mp)

Considérant qu’il est plausible de que tels événements puissent à nouveau survenircollectif PEROU, Post-Editions, 318 p., www.post-editions.fr et www.perou-paris.org

9791092616026FS

 

Un opuscule à lire de bonne heure

critiques

Digne héritier d’une filière de romans « faciles à lire », Le liseur du 6h27 de Didierlaurent est garanti sans prise de tête. Parfait pour les grains de sable.

Les températures grimpent et, comme chaque année, vous vous demandez quels livres emporter en vacances.
Les adeptes de la lecture sur tablette vous rétorqueront que la question est devenue désuète depuis que les bibliothèques publiques s’équipent et mettent un nombre notable de ces objets au prêt, sans compter la pullulation de zones free wi-fi qui vous permettront de télécharger des centaines de milliers de mots aisément transportables.
Toutefois, pour ceux dont le poids d’un roman glissé dans la valise représente une valeur ajoutée, je recommande un bouquin très léger (dans tous les sens du terme) que vous aurez peut-être déjà aperçu dans les rayons : Le liseur du 6h27. Déjà comparé par certains éditeurs ou journalistes vénaux à des beaux coups tels que L’élégance du hérisson de Muriel Barbéry, La délicatesse de David Foenkinos ou encore à La liste de mes envies de Grégoire Delacourt, cet opuscule rassemble, de fait, les éléments qui assurent le succès : un brin de mutinerie contre le monde corrompu et capitaliste de l’édition (« Le liseur… » est au Diable Vauvert, un hasard ?), un personnage principal dont peu saisissent la grandeur d’âme, une histoire d’amour originale.
Ceux qui ont lu les textes auquel on le compare comprendront qu’il ne s’agit pas là d’un monument littéraire. La surabondance d’adjectifs et une quête de style palpable irritent. Mais pour peu que vous soyez en quête d’un prétexte pour lézarder au soleil avec, entre les mains, quelque chose de mieux qu’un Musso ou un Dan Brown – et de beaucoup moins bien qu’un Proust, alors lancez-vous. Il ne vous en coûtera que 217 pages et à peu près autant de grammes à transporter dans vos bagages. (sbr)

Le liseur du 6h27, Jean-Paul Didierlaurent, éd. Au Diable Vauvert, 217 p., www.audiable.com

9782846268011FS

Pourquoi, 65 ans après sa sortie, relire 1984?

Parce qu’il y a là bien plus qu’un simple roman prophétique rédigé dans l’urgence d’une vie qui s’achève. Piqûre de rappel.

Georges Orwell, peu l’ignorent, mena une vie pour le moins chaotique. Tour à tour journaliste, sans domicile fixe, voyageur, professeur ou pacifiste militant, il expérimenta sans concessions tout ce qui pourrait faire de lui un écrivain. De fait, il n’y avait rien d’inné ni de spontané dans son rapport à l’écriture. C’est donc à force de travail qu’il se hissa au nombre des romanciers qui peuvent se targuer, post mortem, d’appartenir aux classiques.
Une date fatidique
L’immersion dans 1984 (inversion de la date à laquelle le texte fut rédigé) requiert du temps. Le roman est épais, la mise en route paraît lente. Au départ, un appartement étriqué dans lequel Winston Smith vit seul. Il s’essaie, après une journée de travail harassante au Ministère de la Vérité, à laisser une trace de son passage dans cette Londres dégénérée de l’an 1984. Dans un cahier qu’il s’est procuré d’une manière illicite auprès d’un antiquaire poussiéreux, il espère pouvoir dire – mais à qui? – de quoi était fait le quotidien des habitants d’Oceania. Pour ce faire, il doit échapper au télécran et à Big Brother qui le surveillent sans relâche. Sans compter que Winston doit surmonter sa peur. Son monde est en guerre, on ne le laissera pas trahir le pouvoir suprême par des tentatives de subversions. Il hésite, tremble devant sa page blanche, ne sachant que léguer à une postérité dont l’existence même est remise en cause.
Cet homme pas spécialement courageux, ni vraiment aimable et au nom terriblement banal qu’Orwell place au centre de son récit, parvient très vite à nous emmener dans un univers fait de réalité (l’existence historique de Londres, des concept humains tels que la guerre, des hommes et des femmes échangeant des sentiments amoureux) et de science fiction. Or, ce qui s’avère déconcertant pour le lecteur du XXIème siècle, c’est que cette frontière entre délire et réalité, qui fut perçue clairement lors de la publication du roman en 1949, n’existe plus à ce jour. La télésurveillance, la prolifération des dictatures et des conflits, la sophistication des tortures, tout cela est avéré. La presse nous en abreuve, le scandale est en permanence à nos portes. Et l’on ne peut lire le journal sans être pris de nausées.
Une fiction qui a rejoint la réalité
Alors que dit Orwell qui mérite que l’on relise 1984? Beaucoup plus, en tout cas, qu’une simple description de la stupeur que peut ressentir l’homme devant un destin injuste, devant une vie de misère et de castration. Car Winston, emporté dans un mouvement à la fois amoureux et bestial pour Julia, rejoindra les rangs de l’opposition. Tous deux se soulèveront pour lutter contre l’oppression, tous deux finiront dans les cachots du Ministère de l’Amour, torturés, traîtres et infiniment victimes de cette peur primitive de la mort qui amène l’homme à se renier. Mais je ne veux pas raconter la fin…
Sans doute la beauté de ce texte réside-t-elle dans l’exploration raffinée que fait l’auteur de l’âme humaine. Des élans nobles qui nous poussent vers notre prochain et dans lesquels chacun aimera à se reconnaître, Orwell passe sans pitié aux mécanismes de défense qui nous contraignent, et cela est moins agréable à entendre, à commettre l’irréparable dans le seul but de sauver sa peau. (sbr) 

 

1984, George Orwell, Ed. Folio, 439 p.