Yucca Mountain, une montagne de bobards

critiques

L’énergie nucléaire éclairée aux néons de Las Vegas. En 160 pages, John D’Agata livre un romanquête foisonnant autour du site explosif de Yucca Mountain. Un cri littéraire.

Difficile de dire si la fiction est le meilleur moyen d’explorer la réalité, surtout quand celle-ci touche à des domaines hautement sensibles, mais les nombreux exemples d’écrivains US s’emparant de sujets citoyens laissent rêveurs quant à leur capacité d’adaptation, d’investigation et malgré tout de création littéraire. Citons David Foster Wallace, David Vann, David Grann, et j’ajoute ici Christopher McDougall pour qu’on ne pense pas que le prénom de David est un sésame en la matière… (Et lisez sinon la revue Feuilleton qui en amène la preuve à chaque édition).
De l’énergie à revendre
« Yucca Mountain », c’est le projet insensé du Comité américain de l’énergie atomique pour stocker l’ensemble de ses déchets sur un seul site. Avec une offre plus pratique, plus rationnelle, plus lisible en quelque sorte après l’accident de Three Mile Island, c’est là une manière d’en circonscrire les dangers et d’offrir une transparence destinée à rassurer l’électeur de base. Une idée de génie en somme !
Alors qu’il était venu dans le Nevada pour aider sa mère à s’y installer et à profiter d’une retraite oiseuse dans la capitale du divertisssement, « Je n’avais pas prévu de rester » écrit-il, John D’Agata est confronté à une autre réalité. Ce qu’on pourrait appeler du mensonge d’Etat d’un côté ou des incompétences crasses, partisanes et inquiétantes de l’autre. Les exemples alignés sont plus édifiants les uns que les autres, à savoir qu’en gros et pour résumer, l’être humain est actuellement incapable de gérer ses stocks de déchets radioactifs à long terme. Il n’y a pas de solution miracle, ni de montagne magique où la merde pourrait être cachée sous la tapis et disparaître ad vitam eternam du même coup. Car, dans 10’000 ans, on ne saura pas ce qu’il en est de la stabilité géologique du lieu élu ; on ne saura pas si les matériaux utilisés aujourd’hui pour la conservation de demain seront encore efficaces alors qu’on parle d’un futur aussi éloigné de nous que peut l’être l’ère du Paléolithique ; on ne saura même pas quelle langue sera parlée et si on pourra alors comprendre les indications laissées aujourd’hui… Si la conclusion n’était pas aussi flippante, les fils tirés par D’Agata seraient d’un humour noir à faire pâlir les ruminations d’un Franquin. En fait, si j’étais honnête et pas trop cynique, je pourrais recopier chaque phrase de ce petit bouqin tant il est d’une jubilatoire absurdité et d’une consternante évidence. « Nous perdons parfois notre connaissance en cherchant l’information. Nous perdons parfois notre sagesse en cherchant la connaissance ».
Outre qu’il s’intéresse, par ailleurs, à la déprime suicidaire particulièrement élevée dans cette ville et qu’il se trouve quand même aux petits oignons de sa chère môman, ce romanquête questionne notre capacité à nous révolter. Ou à nous coucher dans une sorte de soumission passive, faite de j’m’en foutisme et d’après moi le déluge. Votre vie, c’est votre choix. On peut choisir de fermer les yeux face à certaines aberrations ou de décider, façon D’Agata, de les écrire noir sur blanc. Dans le genre, c’est un bréviaire à mausoler sur votre table de chevet, couverture munchienne face à vous. Il n’y a pas mieux pour rire jaune. (mp)

PS.: Las Vegas signifie « les prairies » en espagnol. La preuve qu’il fallait, le cas échéant, pour se rendre compte que les mirages ne sont pas qu’une vue de l’esprit quand on décide de vous enfumer à l’insu de votre plein gré.

Yucca Mountain, John D’Agata, Ed. Zones sensibles, 158 p., www.zones-sensibles.org

9782930601045FS