Didier Decoin et la lâcheté ordinaire

Ils sont 38 à l’avoir laissée crever sans bouger le petit doigt. Avec ce fait divers, Didier Decoin nous ressort là un épisode qui fait froid dans le dos.

Décor de cinéma: nous sommes dans le Queens, quartier peu à la mode en 1964. Le froid est mordant et la nuit bien entamée lorsque Kitty Genovese, jeune femme d’origine italienne, rentre chez elle, éreintée par une longue soirée de travail au restaurant. Dans son appartement l’attend son amie, bien au chaud dans leur lit. Lorsque Kitty s’approche de son immeuble, elle perçoit une ombre qu’elle comprend immédiatement comme menaçante. Au pas de course, elle se précipite sur le poste de secours au coin de la rue. Elle l’atteint au même instant où son agresseur lui plante sa lame dans le dos.
Battu en retraite par les cris de sa victime, l’homme désormais pris dans son désir de tuer reviendra à la chasse après avoir déplacé sa voiture, trop visible. Il sait qu’elle est blessée, qu’elle a du ramper quelque part, il la retrouvera dans la cage d’escalier de son immeuble. Et c’est là que commence un acharnement de violence qui aura pour témoins auditifs ou oculaires pas moins de 38 personnes dont aucune ne lèvera le petit doigt pour mettre un terme au massacre.
Dans la lignée d’un Truman Capote et de son excellent roman De sang froid qui marqua un tournant décisif dans le roman de non-fiction, Decoin réussit l’exploit de renouveler le genre en décrivant un crime qui secoua une Amérique en mal de repères moraux depuis l’assassinat de Kennedy. De son meurtrier, il fait une personnalité complexe, sorte de loup-garou qui embrassait ses enfant avant de partir en chasse, félin dépourvu de remords qui aura ce mot destructeur à propos de l’immobilisme des témoins lors de cette nuit qui mit fin à l’existence de Kitty Genovese: «Je savais que personne ne bougerait.» Et le lecteur de trembler. (sbr)

Est-ce ainsi que les femmes meurent?, Didier Decoin, éd. Le Livre de Poche, 192 p.

Bruce Bégout, gardien du dégoût


Avec Le ParK, l’écrivain et philosophe Bruce Bégout fossoie notre monde en repoussant à l’extrême-limite la notion du divertissement.

Finalement, il n’y avait que celui-là de possible pour mettre un terme à l’absurdissement des parcs à thèmes qui fleurissent de par le monde, et à ce besoin de délimiter des périmètres et définir des règles pour le moindre de nos mouvements. Car quel est le meilleur parc, le plus grand, le plus frissonnant, le plus gerbant, si ce n’est le … ParK. Un parc majeur qui engloberait tous les autres, ceux «pour les plantes, les animaux (…), et même pour des appareils hors service, des parcs de loisir, de détention, de stationnement, de protection», où tout serait possible sans contrainte d’argent ou de morale, un lieu qui rassemblerait tout ce que l’être humain a pu imaginer de plus pernicieux pour y concentrationner un maximum de bipèdes sur un minimum d’espace. Pensez à Lost, la série. Et jouez avec vos héros comme s’ils étaient des marionnettes et que vous puissiez en tirer les ficelles comme bon vous semble. Ajoutez-y tous les souvenirs qui peuvent vous passer par la tête, de Jurassic Park aux camps de concentration, de l’asile pour foldingues de Shutter Island aux rêves abracadabrants d’émirs moyen-orientaux, d’un souvenir walibien à la récente expo Dreamlands présentée au Centre Pompidou.
Le ParK, avec un K majuscule comme Kalt du nom de son fondateur-mécène (quand l’architecte se prénomme Licht), est tout cela, poussé à son paroxysme. Imaginé sur une île privée au large de Bornéo, il est le fantasme d’un dictatainment qui avance masqué. Après les parcs miniaturisés, notre monde legoifié ou une Las Vegas qui se rêve en ville-monde, le ParK est l’étape suivante. «On perçoit déjà les signes tangibles d’une certaine lassitude des masses occidentales face à l’offre de divertissement qui, faute d’idées nouvelles, caricature ses propres produits en leur donnant des proportions gigantesques et vaguement ridicules». Le Park est une irréalité basée sur d’inquiétants faisceaux existants (au hasard, des tour-operators visitant des banlieues chaudes, des gated communities, des pékins jouant aux SDF…), une sorte de voyage mental dont l’objectif final serait de reprendre son existence en mains pour cesser de la vivre par procuration. Que ce soit en faisant le bien, le mal ou quelque autre int(erv)ention qui de toutes les manières viserait à un asservissement de l’être humain. A propos de son précédent essai, il analysait: «Les exemples de l’indécence sociale sont multiples, quotidiens, gigantesques». Alors, et même si la fin de son essai-roman manque de souffle, après l’affrontement de l’être et du paraître, celui-ci semble bien se liquéfier au profit du jouer. Façon Shakespeare, ça donnerait: To play or not to play. Pour le coup, il semble préférable d’arrêter la partie rapidement. Car la blague n’est plus très drôle. (mp)

Le ParK, Bruce Bégout, éd. Allia, 152 p.

Ma course contre la montre Casio

Dans ce récit de voyage, le Vaudois Alexandre Friedrich nous balade aux quatre coins de la planète, sur les traces de sa montre fétiche. On adore.

Je ne devrais pas le dire, mais j’ai failli arrêter ma lecture au bout de la première page. Pour une broutille. L’utilisation du mot gargote à trois lignes d’intervalle. Ca me posait un problème de proximité. Mais c’eût été dommage, car ce récit d’Alexandre Friedrich, écrivain, philosophe, afficheur vert, a tout de la pépite.
Parce qu’il est auteur de théâtre, on peut dire qu’il s’agit d’un récit en huit actes, tous tournant autour du même objet symbolique, à savoir une Casio DW-5900. C’est une montre. Antichoc. Elle est au centre de ce livre, alors même qu’elle n’en est réduite souvent qu’à un détail anecdotique, presque un gimmick comique. Car, au départ, de montre il n’en est pas question. Lui, auteur-baroudeur accompagné d’un pote Jocelyn et de son amie Olofso, est en Thaïlande pour un voyage comme tant d’autres. On est dans le récit de voyage, la tête dans le Lonely Planet et l’esprit rempli d’images toute faites. L’écriture est vivante, le style oscille à merveille entre l’informatif façon guide touristique et la prise de notes travaillée jusqu’à l’os, réduite à l’essentiel. Reste que le récit décolle vraiment quand l’auteur dégote par hasard sa Casio. «Mais au milieu des cartons il y avait la table, et sur le coupon de velours, cette boîte vitrée qui contenait les objets précieux: coupe-ongles, gourmettes, bagues, boucles, même des dents, et la montre, la Casio». On découvrira plus tard pourquoi elle revêt tant d’importance. Mais ce qui est sûr, c’est qu’elle va le rendre chèvre au point de tourner bourrique. Quand on se rend compte de l’importance d’une notice d’utilisation et de ces petits détails de l’existence sur lesquels on vient buter de façon plus qu’entêtée. Car si lui va faire le tour du monde, sa montre ne sera jamais la même. Car il va la perdre du côté d’Ulu Watu (Indonésie), la racheter à La Paz, se la faire gauler par un policier syrien pour retomber dessus dans une boutique new-yorkaise… Ce serait à y perdre le nord, si le récit ne voyait pas plus loin que le bout de ce cadran. Mais l’aventure est épique, pleine de rebondissements dramaturgiques et réservant un drôle de bestiaire en guise de seconds rôles… vingt bonzes thaïs, une poignée de surfers cherchant le grand frisson, un faux professeur de français, un pote helvète qui vient se taper l’incruste. On se croirait dans le Candide de Voltaire. On a aimé, et peut-être qu’on irait bien lui chiper, sa Casio, histoire qu’il reprenne son tour du monde effréné. (mp) 

 

Histoire de ma montre Casio, Alexandre Friedrich et Pascale Favre, Ed. art&fiction (http://artfiction.ch et www.affichagevert.ch)

Deux putains de romans américains

Figures cabossées de l’American way of life, ils sont deux antihéros comme les States en produisent à la pelle. Avec la littérature BBB* comme planche de salut.

De qui on parle?
1. De Max Zajack, un paumé qui vit dans un meublé tout crasseux du New Jersey et vivote de petits boulots à la mord-moi le noeud histoire de joindre les deux bouts. Il y a les boulots à la con qui ne poussent qu’à en changer d’un mandat sur l’autre et les super planques difficiles à dénicher qui fleurent bon la dénonciation d’une société qui avance à l’aveuglette.
Le problème de Max s’appelle Olivia, une bombe typée Gabrielle Solis (cf. Desperate Housewives) qui fait tourner la tête des mecs et qui a des goûts de luxe trop superficiels pour être honnête. Avec elle, Max va  grimper au 7ème ciel, mais aussi s’embrigader dans une de ces aventures dont on sait à l’avance qu’on va s’en prendre plein la tronche.
2. De Jakob Bronsky, un ramassé qui crèche dans une piaule toute délabrée de Broadway et enquille les petits jobs avec le fond de son porte-monnaie comme seul horizon. Tellement au bout du scotch qu’il va piquer les oeufs durs et les tartines de pain de mie de son voisin comme un gamin imaginant que l’adulte n’y voit que dalle.
Son fond de commerce à lui, c’est son passé. Une zone d’ombres énorme qui couvre toute la période où l’Allemagne tomba sous le régime national-socialiste et où sa famille a tant que bien que mal essayé de zigzaguer entre rafles et quolibets.

Signes particuliers
1. Il est persuadé qu’il peut faire un putain de bon livre. Suffit qu’il se mette à table.
2. Il marche à la méthode Coué, bossant juste ce qu’il faut pour pouvoir avancer d’un chapitre sur l’autre.

Pourquoi on devrait aimer?
1. Mark SaFranko est un «tenace» qui écrit comme il respire. Dans la lignée d’un Dan Fante, il couche sur le papier tout ce qui lui passe par la tête (et celle-ci est quand même pas mal squattée par ses queuteries diverses, style «je rame, donc je nique») et ce roman aurait tout aussi bien pu s’appeler Le branleur. Son écriture est celle d’un mord de faim qui vit au jour le jour, mais mourra sans lendemain.
2. Jakob Bronsky est un rescapé de la 2ème guerre mondiale qui, dans la lignée d’un Dan Fante, écrit un roman nommé Le glandeur sur son expérience du ghetto. Il y a dans ce livre un humour affolant, quelque soit les situations traversées, particulièrement dans l’improbabilité des imbroglios dénonçant les absurdités de la couardise humaine. Son écriture est celle d’un crève-la-faim qui vit au jour le jour, parce qu’il est déjà mort hier.
PS.: la superbe couverture est signée de l’illustrateur Henning Wagenbreth

* (bière, baise et baston)

Putain d’Olivia, Mark SaFranko, 13e Note éditions 319 p.
Fuck America, Edgar Hilsenrath, Ed. Attila, 292 p.