…plonger dans la sciure

3 raisons

Lorsque rater son bac devient un projet de vie. Le récit d’une jeunesse arrogante qui se mue en un combat de tous les instants .

1. De quoi ça parle ?
Parce qu’il s’est planté au bac, le deuxième fils d’un bourgeois endetté résidant à Saint-Dyé-Sur-Loire se voit contraint à faire usage de la force. Pas pour casser la figure à ses profs qui auraient méconnu ses talents, non. Pour bosser, comme un vrai mâle, avant que n’arrive son ordre de départ pour la Marine. Lui qui se croit bâti comme une armoire à glace ne tardera que trois jours à se faire engager dans la scierie du coin. Et trois de plus à s’en mordre les doigts.

2. Pourquoi le lire ?
Parce que ce récit daté de 1953 raconte sans ambages l’arrogance de la jeunesse, mais aussi ses métamorphoses. Arrivé comme un bleu dans cet univers impitoyable où chacun mène un combat à la vie à la mort pour nourrir sa famille et rentrer indemne à la maison, le narrateur (anonyme) comprend vite qu’il lui faudra devenir méchant, littéralement, s’il veut tenir. Son chef, un enfoiré de première, use ses employés jusqu’à la corde en grattant sur les normes de sécurité pour assurer son bénéfice. Bébert, Gauthier et les autres ne valent pas mieux, et le premier qui flanche sera aussi le premier blessé. S’endurcir ou crever, quitte à en oublier de manger, voilà qui devient le quotidien de ce jeune homme aux mains de nacre.

3. Quid du style ?
Rédigé sans ambition littéraire – le type demeure à ce jour inconnu – le texte est pourtant d’une force étonnante. Et c’est avec une certaine stupeur que l’on plonge dans les descriptions de coupes de bois, la sueur des hommes au travail, l’odeur du sapin fraîchement coupé. Pour quelqu’un qui ne voulait pas écrire, chapeau. À mi-chemin entre le témoignage de vie en milieu rural et le Bildungsroman, La Scierie nous fait regretter que l’auteur ait préféré depuis le silence. D’autres que lui qui s’essayent à l’écriture une vie durant ne lui arriveront jamais à la cheville. Une sacrée leçon d’humilité. (sbr)

La Scierie, récit anonyme, éditions Héros-Limite, 141 p. (www.heros-limite.com)
scierie_couv_page

se pencher sur l’œuvre (naissante) de Fabienne Radi

3 raisons

Enseignante à la HEAD de Genève, elle écrit de courts textes intimes et artistiques. Des bouffées de littérature drôles et performatives.

1. Parce que la première phrase tirée de la nouvelle Les Plis dans la couverture(elle-même tirée du recueil Oh là mon Dieu) commence ainsi : « Entre 20 et 24 ans j’ai passé beaucoup de temps à regarder des cailloux. » Et qu’un bon incipit ment rarement sur la qualité du texte qui va en découler.

2. Parce que Fabienne Radi est une collectionneuse de l’instant, une entomologiste attentive qui tricote les micro faits de son quotidien une fois à l’endroit, une fois à l’envers. Dans ses historiettes, on y croise Sitting Bull, Burt Lancaster, Jean-Yves Jouhannais, Romain Gary ou un guide de montagne vaudois ressemblant à Paul Newman et circulant dans un break Volvo (ce qui le fait moins quand même). Mais elle se dévoile surtout dans son mécanisme de travail / pensée où une idée en fait surgir une autre, rebondissant d’une phrase sur l’autre et créant de l’inattendu à chaque coin de page. C’est ainsi qu’elle arrive à sauter de la performeuse hypnotique Marina Abramovic au menu Bison de l’Auberge communale de Collex-Bossy. Avec drôlerie et suffisamment de brio pour qu’on en redemande.

3. Parce qu’elle a cette capacité à partir de rien, ou si peu, et de tisser une histoire dont il est absolument impossible d’en dire ce qu’en sera la fin. Si elle consiste en une brillante introduction à l’art contemporain dans une acception large auprès de n’importe quel béotien dubitatif, elle est aussi une formidable machine à créer de la littérature gaie, ludique, voire jouissive.
Dans le même registre, elle avait déjà brillé dans le livre Cent titres sans Sans titre (Ed. Boabooks), déjà adoré par moi-même. (mp)

Oh là mon Dieu, Fabienne Radi, Ed. art&fiction, 69 p. (www.artfiction.ch et www.fabienneradi.ch)
64_ohlamondieu0164_ohlamondieu03

Lydie Salvayre, entre franquisme et fra-gnol

3 raisons

suivre Montse dans sa découverte enivrante des premiers mois d’une « revolución » qui déboucha sur la Guerre civile espagnole à l’été 1936.

1. Primeramente pour ce fra-gnol délicieux que Lidia Salvayre met dans la bouche de sa mère, Montse, adolescente exaltée par les débuts de la guerre et qui « se racorde » et raconte 75 ans plus tard, cette guerre qui éclata « à pic nommé » et représenta pour elle l’unique aventure de son existence, lui permettant à la fois de s’émanciper sexuellement et de vibrer au son des idéaux libertaires.
Ce parler, étrange mélange de castillan chaste et de français ambitieux (Montse veut rendre grâce au pays qui l’a accueillie sur le tard), rythme un texte débordant d’énergie. Et pour peu que l’on ait dans sa propre famille ou son entourage des Hispaniques, on ne pourra que sourire devant les torsions lexicales et syntaxiques que la désormais très âgée révolutionnaire fait subir à la langue. Un régal.

2. Segundamente, car il est bon de rappeler que cette guerre qui termina par la victoire des Nationalistes pour déboucher sur 35 années de dictature franquiste commença bel et bien par l’euphorie d’une jeunesse ivre d’idéaux, prête à se lancer à corps perdu dans un combat contre la rigidité des sociétés de privilèges. Et qui, si le soufflé, empoisonné par les classiques perfidies de la guerre, retomba vite, il n’en laissa pas moins des traces profondes dans la mémoire de chaque individu.

3. Terceramente, parce que le récit croisé que propose Salvayre entre les souvenirs de sa mère et les considérations visionnaires anti-fascistes de Georges Bernanos scande les émotions des uns et des autres. Les mises en garde de l’écrivain contre l’opportunisme, la quête effrénée du profit, la déshumanisation et l’élimination de toute vie spirituelle résonnent dans les choix aussi immatures que passionnés que font les jeunes du village de Montse. Déboutés ou vainqueurs, c’est au son d’un même cri qu’ils se battent : ¡Para que viva la libertad! (sbr)

Pas pleurer (Prix Goncourt 2014), Lydie Salvayre, Ed. du Seuil, 278 p., www.seuil.com
9782021116199FS salvayre-site

… consacrer Julien Campredon comme l’idole des jeunesses littéraires d’Oc et d’ailleurs

3 raisons

Où il est question de dauphins tueurs, d’une branleuse espagnole et de livres vengeurs, entre autres curiosités. Sérieusement barré, l’univers de Campredon enfile les nouvelles avec une verve apocalyptique et une imagination sérieusement débridée. On crie au génie bâilloné.

1. A l’instar d’un autre grand nouvelliste qu’est le Belge Thomas Gunzig (publié chez Au diable Vauvert), Julien Compredon cultive le goût des titres au racolage de série B (il est aussi l’auteur de Boris le Babylonien contre l’aligot littéraire). En eux, ils sont déjà une promesse de déconnades sévères, l’exploration d’univers et demi où l’imagination vient doper un quotidien d’une banalité sinon mortifiante, en tous les cas mortifère, la garantie, façon Tracks, d’un programme de troisième partie de soirée où l’ethnologie occitane se dispute le bout de gras à une conscientisation ego-sexuée.
Pour tout dire, il est le pendant littéraire de l’autre star du pays d’Oc du moment, le cinéaste Alain Guiraudie (période Du soleil pour les gueux).

2. A l’instar d’un autre grand nouvelliste qu’est le Belge Bernard Quiriny (publié chez Phébus), il maîtrise l’art de la première phrase chic & chips, cette vanité littéraire au moins aussi importante que la porte à tambour à l’entrée d’un supermarché : « Moi, avant tout ceci, j’avais un cadre de vie étriqué » (in La vengeance du livre uruguayen) ou « Des romans ? Non. Des nouvelles, pas plus. Non, moi, je lis dans les culottes des filles… » (in Heureux comme un samoyède). Que celui qui ne se reconnait pas dans ses incipits soit bouffé jusqu’à l’os par une horde sanguinaire de chihuahuas savoyards !

3. A l’instar d’un autre grand nouvelliste qu’est le Canadien Alain Turgeon (publié notamment à La Fosse aux Ours), il n’a pas son pareil pour bouger son lecteur de son confort petit-bourgeois à travers ses cavalcades socio-sentimentales. A coup de phrases au refrain pas indigne d’une chanson de variétés, de préoccupations sexuelles qui semblent ne pas pouvoir attendre la grand messe menstruelle canal plusienne et d’un indéfectible attachement à son coin d’origine, il offre au panthéon littéraire des sortes de nanars de génie où tous les coups (de génie) sont permis. On en pleure encore. (mp)

L’attaque des dauphins tueurs et Brûlons tous ces punks pour l’amour des elfes, Julien Campredon, éd. Monsieur Toussaint Louverture, 126 p. et 158 p., www.monsieurtoussaintlouverture.net

9782953366457FS

9782953366464FS