Homo (su)homini lupus est

critiques

Obéir, ou pas. Quand la guerre civile hante la Finlande, surgissent les fantômes. Au royaume scandinave, Leena Lander is coming.

Souvent reléguée aux confins du Nord, la guerre civile qui opposa les citoyens « rouges » aux « blancs » durant l’année 1918 reste un événement plutôt méconnu chez nous. Sans entrer dans les détails historiques finalement assez aisés à saisir, Leena Lander s’attache davantage à mettre en scène trois personnages, trois egos torturés par des fautes à expier.
Déplacée dans une clinique d’aliénés transformée en tribunal militaire, Miina, jeune femme accusée de désertion, se retrouve face au juge Hallenberg, écrivain juriste recyclé pour les besoins de la cause. Le soldat qui l’a amenée ici, un jäger (chasseur de la Garde Blanche) vient de passer huit jours sur une île, seul avec elle. Intrigué par leur histoire, Hallenberg s’évertue à leur faire cracher le morceau, persuadé qu’ils ont connu lors de leur naufrage des intimités interdites entre ennemis. D’un simple interrogatoire pro forma, découvrir leur vérité deviendra une obsession.
S’enfermant instinctivement dans un mutisme manipulateur, Miina s’affame, Miina vent ses charmes, Miina affabule à tout va pour sauver sa peau. Harjula, le jäger, hanté par ses propres infamies, ne sait sur quel pied danser. Quant au juge, c’est dans le vin rouge qu’il puise la force de signer les condamnations à mort, en attendant les confessions de cette femme troublante. Trois loups d’une même meute en chasse de la proie qui fera de lui un chef.
Un roman à la fois envoûtant et intimiste, qui, à l’instar de ses héros, jongle entre les formes. Par bonheur, la tension est maintenue jusqu’au bout, nous rappelant que dans la littérature comme dans la vie, nul n’est réellement maître de son destin. (sbr)

Obéir, Leena Lander, Ed. Actes Sud, 360 p. (www.actes-sud.fr)
9782742762736FS

se pencher sur l’œuvre (naissante) de Fabienne Radi

3 raisons

Enseignante à la HEAD de Genève, elle écrit de courts textes intimes et artistiques. Des bouffées de littérature drôles et performatives.

1. Parce que la première phrase tirée de la nouvelle Les Plis dans la couverture(elle-même tirée du recueil Oh là mon Dieu) commence ainsi : « Entre 20 et 24 ans j’ai passé beaucoup de temps à regarder des cailloux. » Et qu’un bon incipit ment rarement sur la qualité du texte qui va en découler.

2. Parce que Fabienne Radi est une collectionneuse de l’instant, une entomologiste attentive qui tricote les micro faits de son quotidien une fois à l’endroit, une fois à l’envers. Dans ses historiettes, on y croise Sitting Bull, Burt Lancaster, Jean-Yves Jouhannais, Romain Gary ou un guide de montagne vaudois ressemblant à Paul Newman et circulant dans un break Volvo (ce qui le fait moins quand même). Mais elle se dévoile surtout dans son mécanisme de travail / pensée où une idée en fait surgir une autre, rebondissant d’une phrase sur l’autre et créant de l’inattendu à chaque coin de page. C’est ainsi qu’elle arrive à sauter de la performeuse hypnotique Marina Abramovic au menu Bison de l’Auberge communale de Collex-Bossy. Avec drôlerie et suffisamment de brio pour qu’on en redemande.

3. Parce qu’elle a cette capacité à partir de rien, ou si peu, et de tisser une histoire dont il est absolument impossible d’en dire ce qu’en sera la fin. Si elle consiste en une brillante introduction à l’art contemporain dans une acception large auprès de n’importe quel béotien dubitatif, elle est aussi une formidable machine à créer de la littérature gaie, ludique, voire jouissive.
Dans le même registre, elle avait déjà brillé dans le livre Cent titres sans Sans titre (Ed. Boabooks), déjà adoré par moi-même. (mp)

Oh là mon Dieu, Fabienne Radi, Ed. art&fiction, 69 p. (www.artfiction.ch et www.fabienneradi.ch)
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Mais qui est Paul ?

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Pour la septième aventure de son avatar dessiné, Michel Rabagliati nous emmène dans le Nord. Au plus profond de ses souvenirs.

(Québec, épisode 3)
Paul par ci, Paul par là. Depuis une bonne quinzaine d’années, le Québecois Michel Rabagliati a fait de son double en noir & blanc une figure majeure de la littérature locale, un bonhomme tout simple qui traverse sa vie et les épisodes majeurs de l’histoire de la Belle Province avec la légèreté de l’ado / adulte qui a pris le temps de se trouver et qui, today, a suffisamment de recul / de hauteur pour se remémorer les bons et moins bons moments de la vie.
Bienvenue dans le Nord
Dans le Nord, il y a les Laurentides. Un premier amour, une première mobylette (un Puch comme chez nous), un premier joint, le chalet sur plan de vacances de son brico-paternel et Marc. Elève de la « Poly », Marc symbolise l’ado libéré, échevelé, un peu grande gueule, un peu politisé, figure de référence qui s’en vient défricher les années à venir. On est en 1976, année des Jeux Olympiques de Montréal (et de l’avènement de Nadia Comaneci. Lire Lola Lafon avec La communiste qui ne souriait jamais chez Actes sud).
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Ado pas rebelle mais un peu brêle, mignon mais pas complètement dégourdi, Paul apparaît au fil des années comme le double de tout ado qui se respecte. Qui qu’on soit, chacun peut y trouver un bout à grignoter, un pan de vie qui le renvoie à ses expériences. Comme la fois où il a failli mourir dans le blizzard. Comme celle du premier palper de « boules » avec une copine de circonstance. Ou de son premier amour qui le laissera terrassé, anéanti, décomposé, le cœur brisé en milliers de petits morceaux… Parce qu’il avait trop aimé. Rabagliati n’invente rien, ou si peu, mais il a capacité à raconter qui fait de ses histoires de véritables madeleine de Proust. Parce que Paul dans la Nord, c’est bien. Mais dans la foulée, on a (re)lu les six autres tomes empruntés à la bibliothèque du coin de la rue. Et on y a pris autant de plaisir. Comme on est bientôt à Noël, c’est aussi typique le beau bouquin à offrir à son gamin, un ado justement, car il y a là une forme de bande dessinée initiatique bourrée d’expériences, d’interrogations et de situations de vie que certains trouveront certainement plus facile d’aborder ainsi.
Sinon Paul existe aussi au cinéma, dans l’adaptation éponyme de Paul à Québec. Mais qui est Paul ? C’est chacun d’entre nous (en tous les cas, moi), et ça, c’est vachement fort. (mp)

Paul dans le Nord, Michel Rabagliati, Ed. La Pastèque, 179 p (www.lapasteque.com)

9782923841786

André Bucher, marcheur des bois

critiques

Dans un livre où la nature est partout présente, il nous livre un récit intimiste, épique et romantique, où la survie tient à peu de mots.

Il y a quelques années, dans une lointaine version papier du Syllabus, on avait chroniqué le premier livre publié d’André Bucher chez Sabine Wespieser : Le Pays qui vient de loin. Une grosse baffe à l’époque, et un amour immédiat pour cette vallée du Jabron, nichée près de Sisteron, hors du monde, mais tout son monde à lui. Depuis, on était parti sur d’autres coteaux, d’autres alpages, qui nous ont fait découvrir le Jura de Jean-Pierre Rochat, les Grisons d’Arno Camenisch, la vallée de l’Hongrin de Blaise Hofmann…
Retour à la nature
Sur un mode Walden / Thoreau, on aime se frotter à cette littérature de la nature où le langage des oiseaux vient se superposer aux mille et une essences végétales, où les rondeurs minérales viennent gêner le lent écoulement du ruisseau dans le calme d’un champ brouté par un troupeau de meuglantes à lait. Où l’homme doit faire face à la nature et aux épreuves qu’elle lui impose.
Sis au pays de Giono, Alpes-de-Haute-Provence, André Bucher écrit comme il travaille. Avec précision et une certaine économie de l’effort, préfèrant le mot juste aux belles paroles / aux gestes superflus, qu’il s’agisse de bucheronner, de déblayer ou de siphonner un conduit gelé. Son bagage textuel et sémantique le rapprocherait ainsi des Eskimaus qui possèdent une bonne vingtaine de mots pour décrire les différentes nuances du blanc les entourant et que lui semble utiliser toujours à bon escient.
De Mireille à Muriel
Dans cette réédition en poche, David déneige le ciel comme d’autres pelletent les nuages. Collecteur de petits riens, compilateur du quotidien, catalogueur d’humeurs météorologiques. Depuis la mort de sa femme Mireille, il s’est rapproché de Muriel. Depuis la disparition de Martine, fille d’icelle, il a perdu la trace de la sienne, descendue à la ville. Alors quand Antoine, son « fils de rechange » lui annonce sa venue pour la veille de Noël et que le temps se gâte, il part à sa rencontre. Coincé entre le blizzard et les hallucinations bizarres, il remonte le fil de sa vie, croise les copains du quotidien, ressasse les erreurs du passé, peine à se projeter vers l’avenir… mais toujours il avance. Solide sur ses jambes, fort dans sa tête. C’est une histoire de vie que Bucher nous raconte là, version masculine d’Un cœur simple, mâtiné d’une bonne dose de romantisme au coin du feu et d’aventures aussi épiques que celles tombées d’un canard de montagne. En choisissant de se dérouler sur une journée et une nuit d’hiver, ce livre contient une année d’existence dans chacune de ses pages. Ce qui, malgré sa relative maigreur, donne une vie bien remplie. De celles qui font grandir une fois le livre refermé. (mp)

Déneiger le ciel, André Bucher, Sabine Wespieser Editeur, 146 p. (www.swediteur.com)

9782848051970FS

De l’utopie à la dystopie

critiques

A la veille de la COP21, un ouvrage essentiel. Ou comment le nourrir tout le monde à tout prix se transforme en empoisonnement collectif.

Qui dit « dystopie » invoque en principe les univers noirs de la littérature d’anticipation selon Orwell et Huxley, ou encore le petit monde étriqué de Kafka. Cette plongée dans l’absurde, bien que fictionnelle, et qui fichait déjà la chair de poule, trouve avec ce travail de photographies d’Alexa Brunet et de Patrick Herman, une réinterprétation de l’absurde aussi cocasse que désolante. Mélangeant fiction et réalité, le duo photographe/journaliste se donne pour mission de nous montrer, au travers de mises en scène anticipatives, les dérives de l’agriculture invasive telle qu’elle est pratiquée en France à ce jour. Car face au constat que la société d’ultraconsumérisme interdit l’accès au bonheur en nous faisant manger et respirer de la merde, il est malaisé de rester de marbre.
Un jeu de miroirs photographique
Se prenant au jeu des miroirs, le texte couplé à l’image explique ainsi l’événement historique à l’origine du cliché. Exemple de ce qui aurait pu n’être qu’un fait divers: En mai 2014, dans le nord de la Gironde, l’épandage aérien de pesticides a causé l’intoxication d’une maîtresse d’école et de ses 23 élèves. Résultat : suspension juridique des autorisations d’épandages, puis plaintes des exploitants agricoles, puis dérogations à la suspension, puis retour à la case départ… pas difficile à saisir. La photographie qui illustre l’événement, la voici :

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Là aussi, pas difficile à saisir. On n’a qu’une envie : aller vivre ailleurs. La photographie de Brunet, qui renvoit une fausse impression de sérénité grâce à des couleurs savamment contrastées, nous force pourtant à y regarder de plus près. Car c’est bien nous, chalands fidèles aux fraises hors-saison, qui contribuons par nos caprices à la mutation de notre planète en cauchemar.
Sous la plume journalistique d’Herman, rien n’est épargné non plus : des OGM à l’érosion des sols en passant par les pesticides et la pullulation des algues côtières, sans oublier les conditions de vie des cochons en contraste avec l’avancée des technologies irrespectueuses des cycles naturels, chacun y prend pour son grade. Et cette vraie question : si la faim gagne dans le monde, n’est-ce pas que notre modèle agro-alimentaire est en bout de course? (sbr)

Dystopia, Alexa Brunet (photographies) & Patrick Herman (textes), Ed. Le Bec en l’air (www.becair.com)

9782367440712FS

Comment le ping-pong a fait tomber le mur de Berlin

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A l’ombre des événements de 1989, un match de ping va changer la vie d’un petit gamin. Ou comment grande et petite histoire sont comme serviette et torchon.

Le petit Mirko, douze ans et moins d’un mètre trente, grandit tant bien que mal au milieu du Berlin-Est de 1989. A deux doigts de s’effondrer, le mur préoccupe les adultes qui pressentent que leur univers coco-communiste se fissure et qu’il serait peut-être temps d’envisager des alternatives politiques et sociales. Tandis qu’ils échafaudent des plans d’évasion à l’Ouest, Mirko s’efforce de s’intégrer à l’école et de maîtriser ses émois matinaux. Elève soucieux et un peu ringard, il est par trop souvent la risée de ses camarades bien plus costauds qui se font un plaisir de l’attendre à la sortie du préau pour lui donner une leçon de vie. Seul domaine où il excelle : le ping-pong. Heureusement, voilà que le nouveau, un rebelle dont le père a filé de l’autre côté des barbelés, a un beau coup de raquette et pas beaucoup d’amis. Mirko et Thorsten s’associent donc et montent le plus grand tournoi de tennis de table interplanétaire-local, forçant par là-même l’admiration de leurs adversaires et la réprobation de leurs profs.
D’Est en Ouest
Bande-dessinée résolument autobiographique, Kinderland cumule les qualités : son format étendu (près de 300 pages) nous rappelle les logorrhées graphiques des Carottes de Patagonie (Lewis Trondheim) ou les errances transculturelles de Guy Delisle, la couleur en plus. Quant au regard de Mawil, il a cette qualité de mettre en lumière, sans juger, que si les adultes s’excitent autour d’événements politiques même majeurs, cela n’ôte rien à l’importance d’un match de ping-pong entre gosses. Surtout s’il se fait avec une raquette durement échangée contre un disque de Depeche mode chouré à l’Ouest lors d’une sortie en famille. (sbr)

Kinderland, Mawil, éd. Gallimard / reprodukt, 292 p. (www.bd.gallimard.fr & www.reprodukt.com)

97839431439041

Matthias Zschokke, entreprise de (dé)construction littéraire

critiques

Portrait d’un écrivain en creux et en mails, ce recueil est une mine à fragments textuels, une somme logorrhéique, un totem littéraire. Une œuvre majeure.

Il est de ces livres dont on peut dire qu’ils vont marquer l’histoire littéraire, quand bien même ce Courriers de Berlin, dans l’œuvre de Matthias Zschokke, apparaît comme un caillou dans la chaussure, une parenthèse dans la litanie de romans qui font son quotidien.
C’est que ce bouquin (aussi gros que la collection du même nom) n’est d’abord qu’un recueil de mails, plusieurs milliers, une correspondance numérique éditorialisée et mise ensuite bout à bout pour en faire une somme livresque. Mais c’est bien plus que cela. C’est un journal, comme on l’entendait des correspondances écrites dans les siècles passés (Flaubert, Gide et Cie), qui nervure jour après jour les difficultés d’un écrivain à vivre de son travail. C’est une histoire de vie à peine romancée (débitée néanmoins en fichier Word comme s’il fonctionnait encore à la machine à écrire), écrite sur le fil de son mail. C’est un drone littéraire qui vous révèle les multiples facettes d’un auteur en prise / aux prises avec son temps. Condamné à s’exiler toujours plus à l’Est pour vivre de son métier. A quémander des avances ici ou là. A accepter des ateliers et des lectures pour remplir la tambouille. A espérer d’hypothétiques récompenses en monnaie sonnante et trébuchante.
Il ne nous épargne rien de ses menus détails de la vie, et c’est ce qui rend le livre d’autant plus fascinant. S’il n’était encore en vie, on pourrait presque déjà y voir le biopic qu’on pourrait en tirer. Le type de film qui ramasserait une pelletée de pognon tandis que son auteur a mouru dans la dèche, oublié de ses contemporains, mais glorifié dans les manuels scolaires.
Ecrit vain. E-cri vain.
On le dit d’autant plus que Zschokke est un auteur qui apparaît dans toute sa pureté littéraire, entièrement voué à son art, pas prêt à la moindre concession qui pourrait venir ternir la qualité de sa production. On ne va pas l’en blâmer, il écrit une oeuvre. Il terminera peut-être dans la Pléiade ou son équivalent allemand. C’est en tous cas à ce niveau qu’il évolue. Mais ce Courriers de Berlin nous emmène plus loin du rivage, comme une mise en abyme de la douleur existentiel d’un auteur quasi ratatiné. Ecrivain. Ecrit vain. E-cri vain.
Lire ce Zschokke-là, c’est découvrir un homme malgré tout ronchon et geignard parfois, embarrassé par les questions d’argent souvent, capable d’enthousiasmes aussi sincères que de descentes en flammes kamikazes. Critique littéraire, critique culturel, critique de son temps, critique de tout, certainement emporté par le flot de son quotidien.
A lire maintenant, demain, tout le temps, par bribes ou en continu, au coucher pour grignoter une pensée ou dans le tram parce que sa forme s’y prête bien. Un livre de son temps finalement. (mp)

Courriers de Berlin, Matthias Zschokke, Editions Zoé, 861 p. (www.editionszoe.ch)

9782881829086FS

Je meurs, tu meurs, il meurt, nous finirons tous par mourir…

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Mode d’emploi pour faire le deuil d’une mère adorée ou d’un père honni. Où la famille fait naître des sentiments d’amour et d’indifférence haineuse.

De quoi ça parle ?
1. Lorsque Blanca était toute gamine, pour l’aider à surmonter la disparition de son père, sa mère lui raconta l’histoire de cet empereur chinois qui convoqua ses sages afin qu’ils lui livrent une phrase qui servirait à faire face dans toute les situations ardues de l’existence. Après moult délibérations, ils revinrent avec cette proposition : « Ca aussi, ça passera. » Lorsque la mère meurt, des années plus tard, Blanca se souvient.
2. C’est en écoutant son répondeur que Sophie apprend que son père est mort. Enfin. Trente années d’agonie, pieds et poings liés à la maladie de Parkinson, avec pour infirmière une épouse aussi dévouée que lasse. Car ce père-ci n’était pas aimable, plutôt à ranger dans la catégorie des tyrans casaniers, inspirant à ses trois enfants une terreur muette.

Qui sont les héros ?
1. Blanca, une femme libérée, la quarantaine pétillante qui oscille entre sa vénération pour le modèle maternel, la brûlure face au vide que la mort laisse dans son sillon et cette irrépressible envie de continuer à vivre, à tout prix. Dans la maison de Cadaquès où elle a été heureuse défilent ses amants, ex-amants, les deux pères de ses deux enfants, des copines écervelées, le tout au rythme d’un été décroissant.
2. Une famille qui, resserrée autour du cercueil, se demande quelles étaient les qualités du défunt. Car ils ont beau se forcer, aucun des trois frères ne pleure, ça ne sort pas. Ils se retournent vers la mère, vers les paysages rêches de leur Bretagne natale, en quête de réponses. Et s’il avait souffert, lui aussi, de son indomptable colère ?

Pourquoi on aime ?
1. On aime parce que Milena Busquets mélange telle une équilibriste les réflexions profondes avec la futilité, parce qu’elle parvient à nous parler de la circonférence de son nombril avant de nous livrer une déclaration d’amour à la mère à vous arracher des larmes, parce que son texte est parsemé de maximes à transporter dans son porte-monnaie, parce qu’elle établit avec élégance qu’il est aussi difficile d’être triste que joyeux.
2. Pour un premier roman, Nelly Alard révèle un drame familial en évitant les lourdeurs qu’on aurait pu craindre à l’annonce du sujet. L’humour grinçant dont elle use ci et là – sans toutefois verser dans le cynisme – nous offre de quoi réfléchir au message que passe le livre, comme un relai : « Il y a des gens qui ne laissent aucun bon souvenir. » A méditer.

1. Ca aussi, ça passera, Milena Busquets, traduit de l’espagnol par Robert Amutio, éd. Gallimard, 176 p. (www.gallimard.fr)
2. Le crieur de nuit, Nelly Alard, éd. Gallimard, 112 pages (www.gallimard.fr)

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Col blanc et cagoules noires

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Dans ce huis-clos sans échappatoire, voyeurisme et terrorisme sont les mamelles du nouveau monde. Malheureusement, celui-ci est aveugle et Eliott est son invité.

40 jours, 13 heures, 7 minutes et 2 secondes. C’est le temps qu’Eliott Gast, économiste américain, a été kidnappé.
Gast, c’est l’invité en allemand. Sachant qu’il s’est fait cueillir à la sortie d’un resto baptisé Le Nez fin, à Bruxelles, on peut dire qu’il n’a pas eu le nez creux sur ce coup-là. Mais bon. On l’imagine homme d’affaires visqueux, banquier véreux, gestionnaire de fonds d’investissement globuleux ou quoi que ce soit qui permette de le cataloguer au rayon des globalisateurs profiteurs et qui puisse justifier son enlèvement… mais il n’est qu’un économiste en goguette. Un rouage parmi d’autres. C’est en tout cas ce qu’il veut nous montrer et le profil qu’on attend de voir exploser au fur et à mesure des pages dans un huis-clos guantanamesque où le condamné est empiécé vivant.
Oui ou non, répondez
Si la partie première semble une aimable séquestration qui se résoudra par une quelconque rançon, la suite n’en est que plus préoccupante, dès le moment où il se rendra compte que sa soustraction au monde ne doit rien au hasard. Vidéosurveillé par de multiples œilletons de caméra, il est une proie, le sujet d’une expérience retransmise en direct. Milgram est un Big Brother impitoyable. Pion d’un système qui le dépasse, il est l’élu, celui qui a été casté pour avoir son quart d’heure de gloire. Où le voyeurisme vient collisionner le terrorisme, où l’aveuglement des uns se heurte à la cécité des autres.
« Oui ou non répondez/ Oui ou non oui ou non moi pour ce que j’en sais vous savez, je veux dire je n’étais qu’à leur service, l’homme à tout faire on peut dire, et ce que je peux en dire, du reste je n’en sais rien, est-ce qu’on se confie à un domestique… »
D’une certaine manière, cet Aveuglé de Stona Fitch, c’est L’Inquisitoire de Robert Pinget revu aux lumières d’Orange mécanique question graduation de la violence physique et psychologique. Dans une spirale infernale, Eliott est l’invité, amateur de la vie et de ses plaisirs, qui va être mutilé de ses sens, l’un après l’autre.
Quelque chose va vous arriver
Le monde est aveugle. Mais que se passe-t-il une fois privés de la vue. De la vie. Y voyons-nous plus clair ? Si la plume de Fitch explore les méandres des questionnements humains, il préfère nous laisser à cran, à bout, à chacun de faire ses choix en connaissance de cause. Après, une fois Aveuglé refermé, il est vrai qu’on peut être enclin à modifier légèrement sa vision des choses. Car ce qui a commencé comme un aimable jeu de rôles grandeur nature a fini par tourner à l’aigre, au vitriol et au brûlé. On en ressort alors éclairé, mais un peu sonné. (mp)

Aveuglé, Stona Fitch, 264 p., éd. Sonatine + (www.sonatine-editions.fr)

97823558435940-2739280-1

L’autoroute de la mort

critiques

Prendre la route avec le Genevois Joseph Incardona, c’est prendre le risque de se prendre un bus en pleine gueule. Un polar noir, sans lait, mais avec du stupre.
Gd Prix de Littérature policière 2015.

Il y a des personnes avec lesquelles il ne faut pas prendre la route. Ainsi de Joseph Incardona. Pas que l’écrivain soit spécialement mauvais conducteur, ça on n’en sait rien, mais parce qu’une fois embarqué dans son roman, il ne nous laisse pas une seule fois descendre de voiture. Embedded, comme on dit. Vitres et portières verrouillées, à pas vous laisser souffler une seconde.
Imaginez un circuit fermé. Celui du réseau autoroutier français, ses péages, ses aires, ses espaces de détente, ses urinoirs posés au milieu de nulle part et ses quelques neuf milliers de kilomètres arachnéens. Un espace confiné, anxiogène, où la seule envie du chauffeur PL / commercial / vacancier, après y avoir pénétré, est d’en ressortir le plus vite possible. Tel un aliment aussitôt évacué après avoir été ingurgité et avoir parcouru les quelques 9 kilomètres d’intestin grêle.
Un monde en pointillés
Avec Derrière les panneaux, il y a des hommes, Incardona s’arrête plus longtemps que de raison. D’abord pour y poser un fait divers glauque – la disparition de gamines d’une dizaine d’années, petites affiches, dispositif Alerte-Enlèvement et sentiment d’horreur générale en un 15 août caniculaire et forcément paroxystique, ensuite pour s’intéresser à la drôle de frange de personnages qui s’y croisent, frôlent, côtoient sans jamais vraiment se regarder. Pascal, le cuistot muet et multiple employé du mois ; Gérard, le patron bedonnant et libidineux ; Pierre, le père foudroyé, plus mort que vivant ; Julie Martinez et Thierry Gaspard, la flicaille de service qui en pince réciproquement ; Jacques, le collectionneur d’objets égarés / abandonnés / volatilisés ; Lola, Bernard et les autres… Incardona brasse une foule de portraits aux profils sociétaux plus vrais que nature. Adepte d’un sex’n roll plutôt cash, il compense par une litanie de données qui poussent l’introdescription jusqu’à sa parfaite mise en lumière, et des considérations qui sont de constantes remises en question d’une existence en ordre de marche forcée. C’est un polar où la course-poursuite est avant tout psychologique, du Fast & Furious avec marche –arrière, pas de côté et coups de boule, mais toujours sous le haut-patronage d’une langue qui colle au genre. Ecrivant par petites phrases, trois mots par ci, un aphorisme par là, Incardona ne donne que l’essentiel. Il nous laisse nous intéresser à chacun de ses personnages, la trame finalement n’étant là que pour servir de bande déroulante où le happy end est couru d’avance, mais laisse longtemps en bouche un arrière-goût un rien désenchanté. « Life is a killer » disait le poète américain John Giorno. Il n’est pas un des personnages de Joe Incardona qui viendrait le contredire. (mp)

Derrière les panneaux, il y a des hommes, Joseph Incardona, éd. Finitude, 278 p. (www.finitude.fr & www.josephincardona.com)
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