Didier Decoin et la lâcheté ordinaire

Ils sont 38 à l’avoir laissée crever sans bouger le petit doigt. Avec ce fait divers, Didier Decoin nous ressort là un épisode qui fait froid dans le dos.

Décor de cinéma: nous sommes dans le Queens, quartier peu à la mode en 1964. Le froid est mordant et la nuit bien entamée lorsque Kitty Genovese, jeune femme d’origine italienne, rentre chez elle, éreintée par une longue soirée de travail au restaurant. Dans son appartement l’attend son amie, bien au chaud dans leur lit. Lorsque Kitty s’approche de son immeuble, elle perçoit une ombre qu’elle comprend immédiatement comme menaçante. Au pas de course, elle se précipite sur le poste de secours au coin de la rue. Elle l’atteint au même instant où son agresseur lui plante sa lame dans le dos.
Battu en retraite par les cris de sa victime, l’homme désormais pris dans son désir de tuer reviendra à la chasse après avoir déplacé sa voiture, trop visible. Il sait qu’elle est blessée, qu’elle a du ramper quelque part, il la retrouvera dans la cage d’escalier de son immeuble. Et c’est là que commence un acharnement de violence qui aura pour témoins auditifs ou oculaires pas moins de 38 personnes dont aucune ne lèvera le petit doigt pour mettre un terme au massacre.
Dans la lignée d’un Truman Capote et de son excellent roman De sang froid qui marqua un tournant décisif dans le roman de non-fiction, Decoin réussit l’exploit de renouveler le genre en décrivant un crime qui secoua une Amérique en mal de repères moraux depuis l’assassinat de Kennedy. De son meurtrier, il fait une personnalité complexe, sorte de loup-garou qui embrassait ses enfant avant de partir en chasse, félin dépourvu de remords qui aura ce mot destructeur à propos de l’immobilisme des témoins lors de cette nuit qui mit fin à l’existence de Kitty Genovese: «Je savais que personne ne bougerait.» Et le lecteur de trembler. (sbr)

Est-ce ainsi que les femmes meurent?, Didier Decoin, éd. Le Livre de Poche, 192 p.